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Le metteur en scène Christof Loy et le chef Marc Albrecht apprécient tous deux a redécouverte d’oeuvres à la marge du répertoire, de ces oeuvres qui ont rencontré du succès lors de leur création et qui ont ensuite disparu des scènes. Ces chercheurs de chefs d’oeuvre oubliés se sont rencontrés autour du Miracle d’Heliane, un opéra qui, lorsque Erich Wolfgang Korngold en avait annoncé la création, avait aussitôt suscité l’intérêt de pas moins que douze directeurs de théâtres en Allemagne comme en Autriche et qui disparut ensuite des affiches.
Le Miracle d’Heliane appartient au genre ancien du Mystère, que le moyen âge chrétien avait développé, même si ici la référence chrétienne a disparu au profit d’une mystique non définie qui fait appel à des archétypes plus universels. Marc Albrecht, un amateur de Korngold de la première heure, s’est enthousiasmé pour cette forme théâtrale de l’utopie et son univers sonore qui enveloppe l’auditoire de sa frénésie: Korngold utilse toutes les possibilités de la musique tonale et exploite de manière cohérente les accords polytonaux. Marc Albrecht et l’orchestre nous entraînent à la découverte cette captivante orchestration, soulignant la combinaison des thèmes mystiques, érotiques, religieux et philosophiques qui abondent dans la composition.
Christof Loy s’est quant à lui appliqué à mettre en scène le propos de l’opéra de Korngold sur la douceur, la fragilité et la violence des rapports humains, sur toutes ces manières très différenciées qu’ont les hommes et les femmes de comprendre l’amour, de le vivre, de le partager ou de le confondre avec l’exercice de la violence. Loy travaille avec une minutie analytique la gestuelle des protagonistes et leurs positionnements sur scène pour traduire l’évolution de leurs affects, dans leurs différences parfois très subtiles et dans leurs oppositions souvent très brutales. A l’immense tendresse qui naît et se développe avec une fulgurance inouïe entre Heliane et l’étranger emprisonné s’oppose la brutalité et la volonté de possession du souverain ou de la messagère, puis des hommes du peuple qui, lorsqu’ils se mettent soudain à croire à la culpabilité d’Héliane, se livrent à des attouchements qui se termineraient par un viol si le miracle n’avait eu lieu. Le metteur en scène et l’interprète d’Heliane, Sara Jakubiak, ont opté pour la nudité complète d’Heliane au moment de la grande scène d’amour avec l’étranger. Sara Jakubiak réussit là un grand moment d’interprétation théâtrale en nous offrant le touchant spectacle de sa nudité, qui n’est ici jamais ni vulgaire ni choquante, mais qui donne à voir la beauté du dépouillement d’une femme sans défense avec le paradoxe de la pureté d’une nature à la fois amoureuse et vertueuse, le travail d’une grande actrice qui parvient à exprimer une transcendance morale et mystique en ldécouvrant la magnificence de son corps désirant.
Le livret ne mentionne comme date et lieu qu’un état totalitaire sans nom dans une ère inconnue. Christof Loy et son décorateur Johannes Leiacker placent l’action dans une pièce richement lambrissée et parquetée avec au centre du plafond la découpe d’un grand rectangle donnant un éclairage à giorno. Ce pourrait être la salle d’un prétoire, une chambre à justice dont l’atmosphère rappelle, comme une citation, celle du tribunal dans le film Témoin à charge de Billy Wilder. La salle est vide en son centre, parfois occupée d’une table et de chaises, et entourée sur trois côtés d’une estrade. Les costumes de Barbara Drohsin rappellent ceux du moment de la composition, de la société des années 1920, avec les hommes en costume cravate gris sombre ou noirs, et les femmes en tailleurs, parées des mêmes couleurs tristes, autant de marques d’une société totalitaire qui a perdu jusqu’à l’ombre de sa joie. Christof Loy réussit une direction d’acteurs dont la précision rend parfaitement les changements d’affects; il a également l’art des grands tableaux d’ensemble, avec une extraordinaire mise en scène des mouvements de la foule, qui de soumise devient houleuse ou exaltée. Le travail des lumières d’Olaf Winter est particulièrement soigné et efficace pour la création des atmosphères, avec des effets saisissants de lumières parfois rasantes, qui rend fort bien les changements dans la perception de la réalité, de la plus triviale à la plus surnaturelle.
L’excellence de l’interprétation participe du même ensemble: la soprano américaine Sara Jakubiak, que l’ on avait déjà pu apprécier en Eva dans les Meistersinger à Munich, incarne Héliane avec une puissance dramatique extraordinaire et une maîtrise technique sans défaut. Elle trouve en Brian Jagde un partenaire de scène tout aussi intense et lumineux, avec un ténor dramatique qui conserve le souvenir de son entraînement de baryton et un jeu très charismatique. Le baryton basse Josef Wagner, lui aussi très applaudi, incarne avec une morgue insensible le souverain (Der Herrscher), qui constitue, malgré son pouvoir, le maillon le plus faible, car incapable d’aimer, du triangle amoureux. Okka von der Damerauréussit admirablement la performance d’un contre-rôle, celui de la messagère. Cette chanteuse généreuse au naturel des plus chaleureux joue ici une femme froide, calculatrice, manipulatrice et haineuse, avec un art de la scène confondant. Enfin il convient de rendre un hommage appuyé au travail des choeurs, en traînés par Jeremy Bines, si importants dans la célébration du mystère et du miracle, masse mouvante, malléable et changeante au gré des humeurs dominantes.
Prochaines représentations les 22 et 30 mars et les 1 et 6 avril.
Luc Roger
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