Des Vêpres siciliennes hallucinées à l'Opéra de Munich

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Erwin Schrott (Procida). Toutes les photos sont de Wilfried Hösl.
Erwin Schrott (Procida). Toutes les photos sont de Wilfried Hösl.

Dans une lettre adressée le 9 septembre 1854 à son ami Cesarino De SanctisGiuseppe Verdi écrivait cette phrase restée célèbre: «Un’opera all’Opéra è fatica da ammazzare un toro» («Faire un opéra pour l’Opéra [de Paris], c’est un travail à tuer un taureau»)C’est à l’occasion de la deuxième Exposition universelle de Paris de 1855, Verdi avait reçu commande des Vêpres siciliennes, un sujet plutôt épineux puisque il s’agissait de représenter, dans la forme du grand opéra à la française, le massacre des Français par les Siciliens à l’époque de la domination angevine sur la Sicile, et qui plus est, en français, ce qui était une première pour le compositeur. En soi, les sujets de la révolte contre l’occupant et du patriotisme italien ne pouvaient que ravir le compositeur de Nabucco, mais le livret de Scribe et Duveyrier faisait question, prenant des libertés avec la vérité historique, embrouillé et peu crédible, fort éloigné des drames verdiens à la conception beaucoup plus claire et beaucoup plus authentique. 

Verdi avait bien essayé à plusieurs reprises d’y faire apporter des modifications, mais sans succès. Début janvier 1855, il avait à ce propos  écrit un lettre au directeur de l’Opéra de Paris dans laquelle il se plaignait de l’attitude hautaine de Scribe qui se refusait à tout changement au livret, et décrivait très précisément les problèmes que posait le manque de pathos tout au long de l’opéra, et en particulier dans le cinquième acte dénué de «morceaux émouvants qui arrachent les larmes.» Plus avant dans la lettre, Verdi se montrait outré de tout ce qui entache l’honneur des Italiens. 

Un siècle et demi plus tard, le problème de ce lamentable et invraisemblable livret reste entier: Scribe et Duveyrier ont plaqué du mauvais Corneille sur un épisode sanglant de l’histoire italienne. Trois protagonistes se voient placés devant des choix cornéliens inextricables: Henri entre d’une part son amour pour Hélène et son patriotisme et de l’autre le devoir filial pour son père retrouvé, Montfort entre les devoirs de sa fonction et son amour paternel, Hélène enfin entre l’amour de la patrie et l’amour de son aimé, qu’elle ne peut considérer que comme traître à sa partie. Verdi, qui termine sa lettre en proposant la «résiliation de l’engagement» sauve la mise par sa magnifique ouverture, les beautés de la ligne mélodique et quelques grands airs comme «Et toi Palerme» le somptueux grand air de Procida à l’acte II, ou «Merci, jeunes amies», le grand air virtuose d’Hélène à l’acte V. Si l’opéra a connu un grand succès au moment de sa création, avec plus de cinquante représentations, il est par la suite resté plutôt marginal et les maisons d’opéra hésitent à s’y attaquer, même s’il connaît actuellement un revival (comme par exemple, à l’occasion du bicentenaire de 2013 à Covent Garden ou à Francfort)

Cette saison, le Bayerische Staatsoper s’est attaqué à la périlleuse entreprise  de monter les Vêpres pour la première fois de son histoire, en s’assurant le solide filet d’une prestigieuse équipe: un excellent chef d’orchestre, Omer Meir Wellber, un jeune metteur en scène innovateur et percutant, Antú João Romero Nunes et, heureuse habitude de l’Opéra de Munich,  un plateau exceptionnel.

Comme son nom ne l’indique pas,  Antú Romero Nunes (35 ans) est allemand et fait depuis 2009 une carrière aussi fulgurante que remarquée dans le domaine théâtral en Allemagne comme au Chili. C’est le Bayerische Staatsoper qui lui a donné l’occasion de faire ses armes à l’opéra en lui confiant la mise en scène de Guillaume Tell en 2014, puis, cette saison. celle des Vêpres siciliennes. Pour les ballets Nunes s’est adjoint la collaboration de Dustin Klein, talentueux danseur demi solo au Bayerisches Staatsballett et qui s’est fait récemment remarquer par ses chorégraphies innovantes. Antonio Romero Nunes revisite l’oeuvre en la rendant fantasmagorique par une mise en scène extrêmement plastique qui privilégie l’art du tableau, qu’il  souligne par une utilisation très pointue des lumières et une expression théâtrale appuyée renforcée par les costumes hallucinés de Victoria Behr, et par l’utilisation de masques et des maquillages prononcés. Ses coups d’audace, très heureusement venus, vont jusqu’à prendre la liberté de l’introduction d’interférences musicales techno dans la deuxième partie, dues à Nick & Clemens Prokop, dont la spécialité est l’interaction entre musique classique et technologie moderne. Antú Romero Nunes a relevé le défi de ce livret impossible en offrant un concept d’ensemble visionnaire cohérent qui tient de la représentation d’un rêve cauchemardesque éloigné d’une réalité historique avec laquelle Scribe et Duveyrier avaient de toutes façons déjà pris des libertés. Le ballet techno de la deuxième partie apporte un fantastique à la Dali et ce pathos que le livret ne contient que trop peu, comme si, 160 ans plus tard,  la lettre de Verdi avait enfin reçu la réponse attendue.

Le décor minimaliste de Matthias Koch architecture la scène noire et nue d’un grand voile de plastique gris sombre qui se meut, rideau de scène à l’allemande pendant l’ouverture, plus loin immense linceul qui recevra les corps des Siciliens agonisants ou morts. Pas de mobilier si ce n’est à un moment  un bloc sombre qui s’ouvre comme une châsse sur une cage de verre  contenant le corps d’un saint christique avec une auréole électrique, démultiplié  par un jeu des miroirs. Toujours des scènes composées en tableaux avec des images fortes et visionnaires: un choeur d’anachroniques Français en uniformes de la garde nationale révolutionnaire bleus et blancs avec des revers et des manchettes rouges opposés aux Siciliens porteurs de masques de têtes de morts, peuple à l’agonie de morts à peine vivants;  un ballet de femmes en robes de mariées bientôt violées par des soldats que Procida a incité à le faire, espérant susciter la révolte des siens, un ballet  encore d’êtres imaginaires aux formes surréalistes, dansé par la Sol Dance Company, des filins descendant des cintres porteurs de cadavres de pendus, par le col et par les pieds, mais dont certains se mettent à se mouvoir pour un ballet aérien, puis le choeur porteur de grands miroirs rectangulaires qui viennent se réunir en un mur en front de scène, reflétant les lumières de l’orchestre, et qui s’ouvre ici et là pour laisser passer un des protagonistes perdu dans ce jeu de miroirs comme dans une galerie des glaces; Hélène en
robe de mariée entourée de longs voiles blancs qui descendent des cintres et que l’on vient accrocher à sa taille, jeu des formes et de lumières. 

Omar Meir Wellber participe de cette vision. Il travaille l’ouverture avec un soin attentif, avec le chant du délicieux motif du violoncelle qui  reparaît bientôt appuyé par les autres instruments et finit par éclater sur tout l’orchestre avec un crescendo magnifique. Pour reprendre les mots de Berlioz qui a si bien décrit Les vêpres, le chef israélien fait rendre à l’orchestre «l’intensité pénétrante de l’expression mélodique, la variété somptueuse, la sobriété savante de l’instrumentation, l’ampleur, la poétique sonorité des morceaux d’ensemble, le chaud coloris qu’on voit partout briller, et cette force passionnée mais lente à se déployer, qui forme l’un des traits caractéristiques du génie de Verdi.» Et Wellber y excelle avec une sensibilité élégiaque, tout en faisant preuve de souplesse au moment de  la surprise de l’interférence techno pour laquelle le maestro se coiffe d’écouteurs. La soprano américaine Rachel Willis-Sørensen fait des débuts très applaudis à l’opéra de Munich avec une interprétation fulgurante d’Hélène, déployant toute sa puissance d’expression dramatique dans  «Au sein des mers et battu par l’orage» avec de belles oppositions de clair-obscur, de la nuance, un beau phrasé, et offrant la chaleur et la fluidité de son soprano dans les hauteurs de «Merci, jeunes amies», avec un brio et une agilité rares.  George Petean, moins émotionnel mais avec une forte assise scénique, prête son baryton puissant au personnage complexe et schizophrène de Montfort, partagé entre son avidité meurtrière pour le pouvoir et sa paternité retrouvée. Costumé en roi soleil, dominant toute la production, Erwin Schrott, ce chanteur à la voix et au charisme énormes, enveloppe le public dans les chaleurs de son baryton-basse sonore, dans le rôle plus monolithique de Procida, le seul personnage que les affres du doute ne saisissent pas. Erwin Schrott donne un «Et toi Palerme» d’anthologie! Bryan Hymel, souffrant, n’a pu interpréter Henri dans lequel il était très attendu, la rumeur de son triomphe londonien dans ce rôle ayant précédé sa venue. C’est Leonardo Caimi, qui avait chanté en coulisses le cinquième acte lors de la première suite à la perte de voix de Hymel, qui a assuré la deuxième représentation de manière honorable, quoique monocorde et sans éclat, sans parvenir à rendre la complexité du personnage. Les choeurs, entraînés par Stellario Fagone, donnaient certes un chant aux fort beaux accents mais au français malheureusement incompréhensible, et il fallait soit connaître le livret soit lire les surtitres en anglais et en allemand. 

On pourra voir ou revoir avec plaisir cette belle production ce dimanche 18 maus 2018 à partir de 18 heures sur la Staatsoper.TV.  

Luc Roger

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