Götterdämmerung, un Crépuscule du tonnerre au Bayerische Staatsoper avec un Kirill Petrenko jupitérien

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Götterdämmerung, un Crépuscule du tonnerre au Bayerische Staatsoper avec un Kirill Petrenko jupitérien
Götterdämmerung, scène finale, le désespoir de Gutrune (Anna Gabler)
Crédit photographique Wilfried Hösl

Avec le Crépuscule des dieux, la saga wagnérienne aborde le monde des humains. Dans la mise en scène munichoise du Ring par Andreas Kriegenburg, ce changement de plan s’accompagne d’une transformation radicale, avec une césure marquante. Si dans les trois premières parties du Ring, les humains servaient de matériaux de construction pour les décors, avec leur chair broyée dans le monde des dieux, ils rentrent pleinement en scène à présent, et les décors abandonnent partiellement le matériau des corps pour la modernité. Andreas Kriegenburgmobilise pour ce faire les allusions à l’actualité récente: Fukushima, la vie sexuelle tapageuse d’un ponte de la finance internationale, la crise de l’euro ou encore les moyens de communication contemporains et la dépendance irrépressible et frénétique au téléphone portable. Andreas Kriegenburg nous soumet à un tsunami d’images aussi dérangeantes qu’efficaces. Si la mise en scène utilise les procédés du Regietheater, elle les transcende le plus souvent, et les appels à l’actualité sont surtout l’occasion de dégager une vision plus universelle, celle de la chute des empires, fussent-ils divins, des systèmes, fussent-ils monétaires, internationaux, celle des cycles toujours répétés, celle de la mort et de la résurrection, de l’éternel retour. Faut-il souligner que si cette mise en scène du Ring date de 2016, elle a hélas encore gagné en actualité: les guerres et la dévastation climatique font partie de notre lot quotidien, et la dénonciation de l’instrumentalisation des femmes sur laquelle la mise en scène insiste fortement est aujourd’hui dénoncée par tous les médias.

L’actualité s’impose dès la première scène: une série d’écrans de télévision diffusent des émissions d’information avec leur défilé de calamités. Ils forment l’encadrement d’un caisson de scène dans lequel des humains grisâtres prostrés et fatalistes sont passés aux compteurs geiger par les hommes d’une cellule de décontamination. Ils ne semblent pas s’apercevoir de la présence des trois Nornes, en longues robes blanches qui circulent parmi eux et les observent tout en tissant leur fil, dont elle les encercle, sans doute pour signaler que le temps de ces malheureuses créatures est sur le point de s’achever. La scène est de toute beauté, puissamment évocatrice, comme l’est le chant des Nornes, magnifique.

Changement de décor pour la cour du roi des Burgondes, où on refait le monde en envisageant des manigances de politiques matrimoniale et financière. La luxure domine, des soubrettes sont séduites et contraintes à effecteur des fellations qui n’ont pas l’air de satisfaire ceux qui les reçoivent ou de servir d’objets à des jeux absurdes, ainsi de cette employée de maison assise par terre les jambes écartées, et dont le vagin sert de trou-cible pour un putting de golf. Le symbole géant de l’euro forme le corps d’un cheval à bascule, sur lequel viendra se balancer plus tard une Gudrune lascive. Une fois que Siegfried et Brünnhilde seront tombés dans les pièges tendus par la famille Gibichungen, les noces de Gudrun et Siegfried seront suivies d’un banquet organisé sur une gigantesque table ayant les formes du sigle de la monnaie unique. Et plus tard, la table-euro sera fragmentée, démantelée dans un monde en perdition. Les humains ne sont pas dans cette dernière partie beaucoup mieux lotis que dans les précédentes: ils sont ici avachis dans un monde intoxiqué. Le thème de l’ intoxication est omniprésent: intoxication à l’atome dans la première scène, à l’alcool au moment des festins de noces, à l’assuétude des téléphones portables, tant dans leur usage téléphonique que dans les prises photographiques, intoxication idéologique enfin…

Pour le palais burgonde, Harald Thor a construit un décor d’architecture contemporaine de verre et de métal: les écrans et le caisson du premier tableau ont fait place à l’atrium d’un espace public qui tient du shopping mall de luxe ou du ministère. Trois parois de vitrages derrière lesquels on aperçoit sur plusieurs étages des couloirs aux fonctions changeantes: tantôt y sont projetées les images de boutiques qui rappellent le luxe du quartier de l’opéra à Munich, tantôt y déambulent des employés affairés, qui deviennent aussi les témoins le plus souvent indifférents, mais à la fin horrifiés, des scènes qui se déroulent dans l’espace central. Un jeu de passerelles mobiles, sur lesquelles peuvent venir prendre place les chanteurs ou le choeur, relie les parois latérales. Le peuple burgonde sans âme en sombre costume militaire est uniformément aligné et répète les gestes de tous les fascismes. C’est là le monde sinistre dérisoire de Mammon, un monde tout aussi condamné à la disparition que celui des dieux, mais qui croit encore, mais en vain, à l’exercice de la puissance. Kriegenburg traite particulièrement bien le personnage de Gutrune dans son inconsistance psychique: une mariée illusoire et lascive qui veut croire à son amour factice et qui promène la traîne de son inutile robe blanche.

Pour la scène où Waltraute vient rejoindre sa soeur et l’enjoindre à renoncer à ses entreprises, des figurants bâtiront un enclos de planche, retour momentané à la forme du caisson encadré du premier tableau. Le feu sacré qui entoure le rocher de Brünnhilde est projeté en fond de scène et, à rebours, pourra être vu comme la préfiguration de l’incendie final.

Puis c’est le retour au palais de verre pour le meurtre de Siegfried avec des tableaux scéniques puissants comme celui du choeur d’hommes qui vient entourer le cadavre ou encore la belle et lente procession du catafalque de Siegfried emporté en fond de scène à dos d’hommes, revenant ensuite sur scène. Le travail de la chorégraphe Zenta Haerter est ici comme dans les productions précédentes particulièrement réussi. L’équipe d’Andreas Kriegenburg, avec les lumières de Stefan Bollinger et les costumes d’Andrea Schraad, fournit un travail des plus remarquables.

Götterdämmerung 2018 BSO

Apothéose scénique dans l’incendie final qui embrase et détruit ce monde condamné à disparaître, mais où déjà pointe un nouveau cycle avec l’arrivée en scène de figurants vêtus de blanc. Les trois filles du Rhin se seront d’abord emparées de l’anneau lors d’une scène, qui fait pendant à celle des Nornes, où on les voit juchées sur les tables démantelées, repoussant avec dégoût du bout des pieds les corps avinés ce champagne de l’humanité pauvrement tragique des noceurs.

Après les crépitements des applaudissements et des hourras, le public sort d’un théâtre qui a pris feu, l’inc
endie s’est propagé à la façade du théâtre, on quitte l’opéra dans le crépitement des flammes et le fracas d’un effondrement. Une video installation géante et efficace qui rappelle qu’un monde est en train de disparaître.

Interprétation

On est captivé par la force visionnaire splendide de la direction d’orchestre de Kirill Petenko  qui fait s’écouler ici toutes grandes les vannes des sons et rend les vagues de la somptueuse musique wagnérienne avec sa précision désormais légendaire, avec des départs micrométrés, nous offrant la pleine richesse des sonorités et la chatoyante palette des couleurs. Kirill Petrenko n´interprète pas, il va au coeur de la partition rend la musique de Wagner telle que le Maître de Bayreuth l´a composée. Le Ring vient couronner l’admirable travail du directeur musical du Bayerische Staatsoper avec un orchestre national bavarois composé d’instrumentistes tous brillantissimes. 

On a à nouveau pour ce dernier acte du Ring un plateau équilibré dans l’excellence, avec entre autres la basse profonde et formidable de Hans-Peter König en Hagen, qui utilise sa puissante rondeur pour donner une impressionnante assise scénique à son personnage avec une interprétation de tout premier plan. Stefan Vinke confirme son excellente Siegfried de la journée précédente, avec une incomparable subtilité de l’expression dans le piano et un troisième acte glorieux. Okka von der Damerau, excellente aussi en 1ère Norne, incarne une Waltraute fulminate d’intensité dramatique de sa belle voix puissante qui s’est encore affirmée dans les graves et une finesse dans l’interprétation émotionnelle complexe de son personnage dans la scène désespérée de sa rencontre avec Brünnhilde. L’évolution de la carrière de cette grande chanteuse, superbe dans tous les rôles qu’elle a interprétés dans ce Ring, laisse pantois d’admiration. John Lundgren continue le développement de l’analyse psychologique d’Albérich dont il souligne encore davantage ici le ratage de vie et la mesquinerie avaricieuse. Il faut observer l’excellence du jeu de l’acteur, et notamment les mimiques faciales, lorsque son personnage dérobe les cigares de Hagen, se sert avidement des alcools ou dérobe quelques cravates de la garde-robe du château des Burgondes. Markus Eiche module avec une précision tragique désenchantée la trajectoire périclitante de Gunther de sa belle voix sonore, souple et agile. Anna Gabler, également 3ème Norne, joue et chante avec bonheur une Gutrune complètement déjantée. Quant aux harmonies vocales plus légères des Filles du Rhin (Sofia Fomina, Rachale Wilson et Jennifer Johnston,- aussi 2ème Norne), elles confinent au ravissement. Cette cour des grands est  dominée par la voix impériale de Nina Stemme, puissante, précise, vibrante, avec l’intensité concentrée du travail de l’actrice. On en reste stupéfié et on se demande comment une telle performance est possible, avec la même énergie, la même présence en scène d’un bout à l’autre de la plus longue des oeuvres du Ring. Primissima inter pares, Nina Stemme donne une Brünnhilde fulgurante, définitive! Et dire qu’avant le début de l’opéra, la direction fit annoncer que Nina Stemme, souffrante, avait cependant voulu assumer sa partie et demandait la compréhension du public.

La perfection de l’incarnation de la Brünnhilde de Nina Stemme, l’excellentissime distribution, combinées au travail charismatique de Kirill Petrenko et de l’orchestre national de Bavière font de ce Crépuscule une soirée wagnérienne inoubliable. Le Ring dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg atteint dans cette reprise un niveau d’excellence digne des premières places au panthéon des interprètes wagnériens.

Luc Roger

 

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