Les perles de Cléopâtre d’Oscar Straus à l’Opéra comique de Berlin

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Les perles de Cléopâtre
Les perles de Cléopâtre. Cleopatra (Dagmar Manzel)                                                    Photo: Iko Freese / drama-berlin.de

Straus, un compositeur autrichien né à Vienne en 1870, né dans un milieu nanti, – son père était banquier -, put très tôt suivre sa vocation musicale et eut dans sa jeunesse pour maître rien moins que Johannes Brahms. Le jeune Straus se mit à la composition dès l’âge de 10 ans. En 1921, il se rendit à Berlin pour y travailler avec Max Bruch. C’est là qu’il composa ses premières chansons pour un cabaret dans lequel il travaillait comme pianiste. Il composa des opérettes, dont Die lustigen Nibelungen, une parodie sur des thèmes wagnériens. En 1907, Rêve de valse lui valut un joli succès et il continua ensuite sur cette lancée. Dans les années 30, il fut engagé à Hollywood pour y composer des musiques de film. Juif, il fut contraint à l’exil pour échapper au nazisme. Après la guerre, il s’installa à Bad Ischl où il mourut en 1954.

Die Perlen der Cleopatra (Les perles de Cléopâtre) furent données à Vienne au Teater an der Wien en 1923, puis à Berlin en 1924 au Theater am Nollendorfplatz, et ensuite en 1925 à Londres. Contrairemement à d’autres opérettes comme Rêve de Valse ou La Teresina, Die Perlen der Cleopatra  ne furent jamais traduites en français. L’opérette avait à l’origine été écrite pour Fritzy Massari qui en assura le succès dans le rôle de Cléopâtre. Les nazis l’interdirent. Après la guerre, Erwin Straus, le fils d’Oscar, en proposa une nouvelle qui connut sa première à Zurich en 1957.  Barrie Kosky,  en amoureux gourmand du monde de l’opérette,  a déniché l’opérette, s’en est épris et a  mis ses grands talents de metteur en scène et d’amuseur public à redonner aux Perles de Cléopâtre l’orient que des années de placard leur avait fait perdre.

Le livret de Julius Brammer et Alfred Grünnwald est d’une inconsistance navrante. Cléopâtre, bien dans l’esprit de la libération sexuelle du Berlin des années 20, a davantage envie de sexe et de divertissement que de politique et de gouvernance. Elle aime les jeunes gars musclés qu’elle soumet à ses désirs en leur faisant boire le breuvage de perles dissoutes dans du vin, une boisson qui a la propriété de les transformer en esclaves enamourés de son auguste personne. Son conseiller Pampylos la manipule pour s’assurer le pouvoir de fait. Elle séduit Sivius, un jeune officier romain,  qu’elle sépare sans vergogne de sa fiancée Charmian. Le prince perse Beladonis, qui aimerait séduire Cléopâtre pour des raisons géopolitiques, fait antichambre. L’arrivée du conquérant romain Marc-Antoine résout tous les problèmes: il séduit Cléopâtre, et Silvius, désensorcelé, peut épouser Charmian. Happy end.

Dans la production du Komische Oper, la faiblesse du livret  est amplement compensée par le génie inventif du maître de céans, Barrie Kosky, et par les extraordinaires talents de l’actrice Dagmar Manzel pour qui la pièce semble avoir été écrite tellement elle se l’est appropriée. Dagmar Manzel, qui fêtera bientôt ses soixante printemps, est une célèbre actrice allemande de cinéma et de télévision avec plus de 50 productions à son actif. Elle joue également dans des comédies musicales et des opérettes et a fait un triomphe au Komische Oper la saison dernière avec sa création du drôle de Cléopatra, qu’elle a repris cette année.

Dagmar Manzel joue une Cléopâtre dans la maturité, qui a bien besoin de la magie de ses fameuses perles pour séduire ses jeunes amants. Elle utilise les raucités de sa voix grave pour composer le personnage d’une femme qui a beaucoup vécu et cédé aux charmes des boissons enivrantes plus souvent qu’à son heure, une voix qui convient fort bien au «Sprechgesang», ce style de récitation à mi-chemin entre la déclamation parlée et le chant. Manzel joue également sur les registres de parole, passant de l’allemand au métrolecte berlinois («berliner Dialekt» ou «berlinerisch») avec des répliques à l’humour incisif (le fameux «Berliner Schnauzer»). Participant pleinement à la mise en scène, elle a eu l’idée de munir son personnage d’une poupée ventriloque, baptisée Ingeborg, un simple gant à tête de chat munie d’une grande gueule et qui commente toutes les situations. Il faut tout le talent d’une grande actrice pour parvenir à animer deux heures de scène en changeant constamment de voix et de registre et jouer le double rôle constamment dialogué de Cleopatra et d’Ingeborg, avec les changements de voix et de dialecte que cela suppose, la chatte Ingeborg apprécint particulièrement le berlinois. Si Cleopatra n’est pas dénuée d’humour, loin s’en faut, Ingeborg l’est encore davantage. Actrice qui crève les planches, Dagmar Manzel est aussi une excellente chanteuse avec une belle étendue de voix, elle peut chanter les midinettes amoureuses en adoptant un soprano léger ou les souveraines en restant dans le registre plus grave de sa voix naturelle.

Cleopatra et les danseurs à la Josephine                                                                      Photo: Iko Freese / drama-berlin.de

Son premier ministre Pampylos est interprété par Stefan Sevenich, qui a sacrifié sa magnifique barbe pour les besoins du personnage, et dont le beau baryton basse contraste avec les mines affectées et le maniérisme du conseiller en chef de Cleopatra. Bête de scène tout comme Dagmar Manzel, ils font une paire d’une drôlerie inénarrable. Talya Lieberman chante Charmian de son soprano puissant et lumineux. La chanteuse a plus d’un tour dans son sac car elle joue, fort bien d’ailleurs, de la trompette et Barrie Kosky n’a pas manqué d’utiliser ce talent à divers moments de la soirée. Dominik Köninger joue les jeunes premiers en incarnant Silvius, et Johannes Dunz a revêtu les habits du très précieux prince perse Beladonis.

Adam Benzwi et l’orchestre rendent au mieux le comique souriant d’une partition pleine d’allégresse  et qui n’est pas dénuée d’une railleuse ironie. En maître de la farce musicale. Korngold a le sens des contrastes entre la voix et l’orchestre,  et Adam Benzwi s’y montre particulièrement sensible en sachant ménager des pauses et en pratiquant aux bons moments l’art de la césure.

L’opérette est par nature bourrée de clichés sur la vie et personne des Cléopâtre et sur les us et coutumes des anciens égyptiens: les coiffures, les papyrus, la gestuelle copiée des fresques des époques pharaoniques, les costumes, la mise en scène de Barry Koskie rend tout cela avec encore plus d’emphase, il faut que le spectacle soit «héneaurme». Les costumes pleins d’originalité de < strong>Victoria Behr déploient la palette de leurs tons pastels , les paillettes scintillent, les soldats romains ont des jupettes et des ors d’opérette, et Cléopâtre doit réaliser un nombre impressionnant de changements de tenues, avec un «truc en plumes» d’autruches et de paons  pharaoniques. Rufus Didwiszus a créé des décors arts déco, avec des murs noirs et blancs à motifs art déco et un lit tout ce qu’il y a de plus années 1920 ou une baignoire remplie de lait sur lequel flottent de grosses perles blanches. Cléopâtre apparaît au coeur d’un sarcophage, sans allusion apparente à la mort, cela fait juste très égyptien. Ingeborg est dotée d’une vie propre, ainsi alors que Cléopatre se délecte dans son lait, elle émerge et exprime Râ seuk sait quoi, l’important est de s’exprimer et d’attirer l’attention. Et pour meubler et animer le tout, les chorégraphies d’Otto Pichler animent souvent la scène avec de jolis jeunes gens et jeunes filles aux corps musclés et très dénudés, très maquillés, les tétons auréolés d’argent poussent des cris de folles, avec des jeux de jambes parfois french cancan, parfois charleston, aux accents jazzie de la partition, quand ce n’est pas tout emplumés dans d’affolantes parodies de Joséphine Baker.

Sans doute le livret est-il creux comme une manche à air, mais  le rythme de la musique d’Oscar Srtraus est d’une franchise est  d’un élan irrésistibles. Les chœur des musiciens n’est pas moins réussi. Dans les jeux très sexualisés des amours, Oscar Straus sait rester distingué, élégant, raffiné, et joyeusement inspiré. On s’amuse beaucoup à l’Opéra comique de Berlin et les applaudissements nourris du public saluent cette belle production et la performance de cette toute grande artiste qu’est Dagmar Manzel!

Luc Roger