Tannhäuser à Munich: une mise en scène conceptuelle où triomphe la musique et le chant

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Tannhäuser à Munich. Crédit photographique: Wilfried Hösl
Tannhäuser à Munich. Crédit photographique: Wilfried Hösl

En lieu et place de l’habituel récit linéaire, la nouvelle mise en scène de Romeo Castellucci résulte de la construction minutieuse et extrêmement conceptualisée d’images symboliques sur fond de paysages lacustres. Elle répond visuellement par une série de tableaux souvent fascinants au récit et à la musique de Wagner. Le travail du metteur en scène avant-gardiste italien correspond bien à l’idée wagnérienne du théâtre total, puisque Castellucci intervient à la fois en tant qu’auteur, metteur en scène, scénographe, créateur de l’éclairage et des costumes, et, pour la production de Tannhäuser, également du programme et de sa maquette. La mise en scène sera très diversement perçue, de la fascination à la détestation, selon que l’on entre dans l’univers symbolique castelluccien ou non. La question est ici celle de la sensibilité individuelle aux archétypes proposés.

Dès avant l’entrée en salle, le programme étonne par sa couverture à la carnation rose pâle. En première page, un disque solaire doré sous lequel une citation de Wagner, en lettres d’or elle aussi, indique l’orientation de la soirée:

Diese Oper kann nämlich nur dann wirken und Erfolg haben, wenn sie in einem ganz anderen Sinne wirkt und Erfolg hat, als dies ber der gewöhnlichen Oper der Fall ist.

Cet opéra ne peut fonctionner et avoir du succès que s’il opère dans un tout autre sens que celui qu’on rencontre dans les opéras habituels.

(Extrait d’une lettre de Wagner à Louis Schindelmeißer, Zurich, 30 mai 1852.

Un premier élément du décor symbolique est la flèche fichée dans l’écran blanc à l’allemande qui accueille le public qui sinstalle. La flèche appartient au monde de Vénus en tant qu’attribut de Cupidon ou au monde de Diane et de la chasse, et par extension mythologique, à celui de la Vierge. Une amazone apparaît derrière la toile, en ombre chinoise, bientôt rejointe par d’autres, qui défileront ensuite en avant-scène. Pendant l’ouverture, un immense oeil est projeté dans un grand cercle qui est venu s’inscrire sur la toile, un oeil qui deviendra la cible de 4, puis 12, enfin 30 amazones aux seins nus (et non amputés) et aux longues jupes blanchâtres, armées de grands arcs et de flèches. A l’oeil, organe de la préhension et de la sensualité, viendra se substituer une oreille, organe plus réceptif,  elle aussi transpercée par les flèches. Symboles de l’aveuglement et de la surdité que provoque le désir charnel, une forme d’amour qui rendrait aveugle et sourd. Castellucci met ici en oeuvre le texte du livret: 

«Im Traum war mir’s als hörte ich -was meinem Ohr so lange fremd! -als hörte ich der Glocken frohes Geläute! O sag, wie lange hört’ ich’s doch nicht mehr?»

Un homme, Tannhäuser ou un figurant le représentant, gravit l’écran en prenant appui sur les flèches. Les arcs, un moment tendus avec le public pour cible, sont réunis et tirés vers les cintres au moyen d’un filin. 

Le grand cercle sera récurrent tout au long du spectacle, mais avec des colorations et des usages différents: écran de projection, disque, disque ensanglanté, disque solaire, bouclier, mais aussi zone de passage ou ouverture vers des spectacles symboliques. Toute l’oeuvre est présentée comme un appel vers la lumière qui pour Tannhäuser, n’apparaîtra qu’au moment où, à la fin de la scène de sa rupture avec Vénus, il prononce le nom de la Sainte Vierge («mein Heil liegt in Maria»). Apparaît alors le disque solaire. La lumière ne lui reviendra ensuite qu’au moment de sa mort et de la réunion post-mortem avec la défunte Elisabeth. Dans le cercle en fond de scène, est venue s’inscrire l’image d’une jeune femme nue, à laquelle viendra se substituer celle d’un squelette: l’amour charnel ne résiste ni à l’abandon ni à la mort. 

La scène du Vénusberg se joue derrière un voile et dans une lumière laiteuse un peu rosée et glauque. Un podium rose chair s’avance qui donne à voir une Vénus à l’obésité effarante, masse informe surplombant une montagne de chairs roses, flasques, gluantes, graisseuses et mouvantes, qui peut faire penser aux fécondes déesses archaïques. Diverses illustrations de l’amour vénusien sont jouées dans le grand cercle du fond qui devient théâtre: une végétation luxuriante ou une orgie de corps emmêlés, une ronde de nymphes ou d’amazones, une grotte de chairs roses.

Au sortir de la grotte, le rideau se lève sur une campagne lacustre. Un petit berger sur un îlot célèbre le retour du mois de mai, le retour des sons et de la lumière. Tannhäuser retrouve les chevaliers qui traînent le cerf que viennent d’abattre leurs flèches. Une flèche plantée au bord d’un disque solaire rotatif y provoque un ensanglantement spiralaire et filigrané.

Le décor de la Wartburg est fait de rideaux en voilages blancs qui coulissent pour constituer divers espaces scéniques. Elisabeth, gardienne de la pureté, est tout de blanc vêtue, et protégée encore  par plusieurs rangs de  voilages.  Pour ce deuxième acte, Castellucci va ajouter l’utilisation du langage verbal à son discours symbolique archétypal. Le concours de chant se déroulera autour d’un cube qui porte un nom: KUNST, le premier nom d’une série de quatre, avant la logorrhée temporelle à la fin de l’acte III. Elisabeth assiste au concours mais toujours derrière des rangées de voilages. Pendant le concours, le malaise puis le scandale des propos de Tannhäuser se manifeste par des présences spectrales qui animent les parois du  cube de l’Art, peut-être une manifestation amoureuse de Vénus. Les chevaliers poètes épris d’idéal courtois fulminent et accablent Tannhäuser, Elisabeth défend le poète qui se voit condamné au pèlerinage à Rome. Elle lui plante une flèche dans le dos, ce qui constitue sans doute une forme de punition mais peut aussi être vu comme une blessure d’amour. C’est en tout cas la première fois que la vierge intouchable entre en contact physique avec un homme, par flèche interposée. Tannhäuser  est condamné à effectuer un pèlerinage à Rome. Les pèlerins s’en vont portant ensemble un énorme rocher doré, qui évoque peut-être l’énorme poids des péchés dont ils imploreront le pardon. Au retour, le rocher aura été fragmenté et chaque pèlerin s’en reviendra avec un fragment lumineux, symbole peut-être du pardon accordé.

Tannhäuser à Munich. Crédit photographique: Wilfried Hösl
Tannhäuser à Munich. Crédit photographique: Wilfried Hösl

Au troisième acte, Elisabeth prie la Vierge Marie agenouillée devant un cube qui porte l’inscription MARIA et sur lequel sont posés deux pieds. Pas de statue mariale, mais deux pieds que l’on peut suppo
ser être ceux de la Sainte Vierge. Ces pieds sont à mettre en rapport avec  diverses installations d’une multitude de paires de pieds sur la scène, qui nous sont restées trop obscures pour en oser l’interprétation. On peut bien sûr avancer quelques hypothèses: on prie aux pieds d’une statue, et les pèlerins sont aussi des gens qui prient avec leurs pieds et dont les pieds sont sujets à de dures souffrances. 

Un des apports essentiels de Romeo Castellucci au  troisième acte, est l’arrivée en scène de deux catafalques qui portent curieusement les prénoms des chanteurs, ANJA et KLAUS. Castellucci pratique ici une rupture des conventions scéniques théâtrales qui veulent que les acteurs ou les chanteurs acceptent d’entrée de spectacle de jouer le jeu de l’identification de l’interprète à son personnage et, partant,à la dissolution de leur identité réelle. Sur les deux catafalques reposeront bientôt les cadavres des deux amants. Une bande annonce lumineuse se met alors à défiler en fond de scène avec pour message l’énoncé du temps qui passe: une heure passe, puis un an, puis cent ans, des milliers d’années, des millions, des milliards,…Et ce temps qui passe de plus en plus vite se matérialise sur scène par le remplacement des cadavres d’Elisabeth et de Tannhäuser par leurs sosies dans un état de décomposition de plus en plus avancé, depuis les chairs gonflées et putréfiées jusqu’aux seuls squelettes et finalement aux seuls petits tas de cendre.  Tout cela se déroule sous le regard du spectre d’Elisabeth qui, habillée de noir, assiste aux transformations successives de son cadavre et du cadavre de l’homme qu’elle aime. C’est le spectre d’Elisabeth qui mélangera finalement les deux tas de cendres en un tas unique et lumineux, comme un symbole de l’amour éternel, au-delà de la mort.

On le voit par ces quelques exemples, Castellucci pratique le leitmotiv et en structure sa mise en scène. On peut se trouver confronté au problème du  décodage des symboles et éprouver de la lassitude à la répétition des formules, comme dans le cas du crescendo de la formule temporelle du final. Ces achoppements peuvent aussi gâcher la réception musicale par l’introduction de questionnements d’aucuns estimeront  bien inutiles. L’inverse se peut aussi produire: les amateurs d’un théâtre conceptuel seront les mieux servis.

De la musique avant toute chose! Si la mise en scène ne fait pas l’unanimité, la direction musicale, l’orchestre, les choeurs et un brillant plateau d’interprètes recueillent tous les suffrages.  Le Maestro Petrenko donne ici sa première direction de Tannhäuser et dirige un orchestre au mieux de son excellence, auquel la station de radio Deutschlandfunk Kultur vient de décerner le titre très envié d’orchestre de l’année. Kirill Petrenko n’interprète pas Wagner, il le fait jouer tel qu’en lui-même, avec une attention minutieuse à la partition.  Son analyse intelligente et rigoureuse de l’oeuvre est aussi amoureuse: chaque note est rendue avec clairvoyance, fermeté et douceur dans une énonciation lumineuse et une valorisation rare des instrumentistes. Et le public, qui croyait bien connaître cette oeuvre, la redécouvre comme baignée dans sa lumière originelle. L’ovation finale donne la mesure de cette réussite. Les choeurs participent de cette excellence et dans leur parfaite unisson nous communiquent la ferveur spirituelle de l’oeuvre.

Klaus Florian Vogt réussit avec brio sa prise d’un rôle où on ne l’attendait pas vraiment, par la nature même de sa voix très haute, flûtée et dorée, puissante aussi, mais qui se prête sans doute moins aux accents héroïques. Son premier acte est un peu moins hésitant que lors de la première, retransmise par BR Klassik. Vogt rend admirablement les incertitudes et les impuretés d’un personnage incapable d’échapper par lui-même au piège dans lequel il s’est englué et dont la rédemption finale n’est accordée qu’au prix du sacrifice d’une sainte. Christian Gerhaher reprend ici son célèbre Wolfram von Eischenbach, un de ses rôles les plus glorieux qu’il aborde avec sa maîtrise incontestée du Lied. La mise en scène, qui circule davantage autour des chanteurs qu’elle ne les anime, leur donne par là même l’opportunité de se consacrer pleinement à leur chant. Gerhaher exhale chaque son avec une projection et une couleur parfaites, incarnant parfaitement l’humanité tendre et l’abnégation de son personnage dans un chant à pleurer de beauté qui le place de son vivant au panthéon des plus grands Wolfram. Fleuron parmi les fleurons, son  «O du mein holder Abendstern»,  traité à la manière d’un Lied, entraîne un public aux anges et aux larmes dans les contrées paradisiaques du chant wagnérien. Georg Zeppenfeld donne quant á lui un Hermann puissant et bien projeté avec tous les accents de l’autorité, de la noblesse et de la dignité qu’exige le rôle. Dean Power, Peter Lobert (magistral Biterolf), Ulrich Reß et Ralf Lukas sont tous à la hauteur de ce très beau plateau masculin.

Elena Pankratova 
placée au sommet de la monstrueuse montagne de chair vénusienne a elle aussi, statisme aidant,  tout loisir de se consacrer à son seul chant pour une  prise de rôle  réussie. Pankratova, qui a déjà interprété Elisabeth à plusieurs reprises, confiait dans une récente interview son ambition de chanter les deux rôles aux natures si diamétralement opposées au cours d’une même soirée. Anja Harteros apporte au rôle d’Elisabeth la grâce, la noblesse, la dignité et l’élévation de caractère qui la caractérisent sans doute au quotidien; elle comprend et exprime parfaitement la nature spirituelle profonde de son personnage: son jeu d’actrice, empreint de réserve, donne à voir l’intériorité sublime et éthérée de la Sainte. Son jeu d’actrice et la puissance de sa présence scénique s’accompagnent d’un chant tout aussi sublime, d’une projection aussi sobre que parfaite, d’une justesse expressive dans les couleurs, et dont le rayonnement se nourrit d’intériorité. Citons enfin dans la joliesse lyrique et la fraîcheur de l’interprétation en voix off du jeune berger par Elsa Benoit, un petit rôle sans doute mais dont la qualité est à l’aune musicale de ce Tannhäuser de rêve!

Prochaines représentations

Le 28 mai, les 4 et  8 juin, et le 9 juillet, toutes à guichets fermés.

Ceux qui ont manqué la première retransmise par BR Klassik pourront retrouver ce Tannhäuser le 9 juillet en stream (Staatsoper.TV) et sur la chaîne Arte (en différé), ou plus exotique, en septembre…au Japon, en spectacle invité  pour trois représentations

Crédit photographique: Wilfried Hösl

Luc Roger

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