Barrie Kosky met en scène L´ange de feu de Prokofiev au Bayerische Staatsoper

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Barrie Kosky met en scène L´ange de feu de Prokofiev au Bayerische Staatsoper
Barrie Kosky met en scène L´ange de feu de Prokofiev au Bayerische Staatsoper

La destinée de L´ange de feu de Prokofiev (1891-1953) est marquée par de longues périodes d´attente. Le compositeur ne parvint jamais à le faire jouer de son vivant et il lui fallut se résigner à en tirer une symphonie, la troisième, pour pouvoir jouir de l´écoute de sa propre musique. Ce n´est que deux années après sa mort, en 1955 soient vingt-huit ans après l´achèvement de sa composition, Prokofiev l´ayant terminé en 1927, qu´il est pour la première fois mis en scène à Venise, mais en italien! Sa création en russe est récente, elle ne remonte qu´à 1991. Sans doute les directions de maisons d´opéra ont-elles souvent rechigné à l´entreprise de faire jouer cette oeuvre qui est un véritable parcours d´endurance pour les deux protagonistes qui passent prés de deux heures en scène et doivent disposer de voix aux qualités exceptionnelles.

Nikolaus Bachler, le directeur général de l´opéra de Munich, a relevé le défi de monter le quatrième des ouvrages lyriques de Prokofiev et c´est à la première munichoise que le public est aujourd´hui convié. Pourtant on peut dire que l´opéra revient en Bavière car c´est sur le sol bavarois qu´il fut pour grande partie conçu. Si Prokofiev avait commencé l´écriture de L’ange de feu en 1920 alors qu´il supervisait la création de L´amour des trois oranges, c´est à Ettal qu´il s´est véritablement concentré sur la composition. Il y avait pris une «datcha» en mars 1922, la Villa Christophorus. Ettal est surtout connue pour son  abbaye baroque et la proximité d´Oberammergau où Prokofiev avait assisté à une représentation de la Passion jouée par les villageois, Le livret de l´opéra, tirée du roman du symboliste russe Valeri Brioussov et que Prokofiev composa lui-même, a peut-être été influencé par l´atmosphère religieuse d´une région qui se rendit de plus tristement célèbre pour ses procès de sorcière contemporains de l´action de l´opéra, qui se situe au  16ème siècle.

Barrie Kosky déplace l´action vers le 21ème siècle dans la suite d´un hôtel de luxe que les protagonistes ne quitteront pas, entre Huis clos et Voyage autour de ma chambre. Sa lecture du livret et de l´hystérie hallucinée ou mystique du personnage principal le conduit à l´hypothèse d´une action qui ne serait peut-être que le pur produit du cerveau malade ou possédé d´une Renata qu´il fait entrer en scène en émergeant du dessous d´un lit qui vient de se déplacer comme par enchantement. Curieuse manière de pénétrer dans la  chambre d´un monsieur qu´elle ne connaît ni d´Eve ni d´Adam mais dont elle connaît tout aussi curieusement le prénom, Ruprecht, et qu´elle convie tout aussitôt dans l´intimité de l´histoire de sa vie. Ruprecht tombe instantanément amoureux de cette femme qui semble pourtant profondément dérangée. Le décor, conçu par Rebecca Ringst, se transformera au gré des fluctuations des étranges pensées et des émotions contradictoires de la jeune femme ou, -c´est selon-, par l´influence de forces surnaturelles, ange ou démon. Toujours est-il que les parois et le plafond de la chambre se meuvent et que les meubles se déplacent. La mise en scène réglée comme du papier à musique donne à voir ce que la musique énonce. Pour les intermèdes musicaux, Barrie Kosky introduit des mouvements de ballets dansés par avec des êtres au genre incertain, hommes maquillés et couverts de tatouages en robes de soirée décolletées, aux visages pris de convulsions et qui semblent sous l´influence de substances illicites. On pense, grande exposition munichoise oblige, aux créations de Jean-Paul Gaultier, mais c´est à Klaus Bruns que sont dus les costumes, très réussis. On a ainsi droit à plusieurs scènes parfaitement orchestrées, du ballet des grooms du premier acte qui viennent dresser la table du dîner dans la chambre de Ruprecht aux grandes scènes cauchemardesques et orgiaques du sabbat méphistophélien de l´acte 4 ou, ultime hallucination grandiose, au choeur des nonnes du dernier acte, que Barrie Kosky métamorphose, dans une logique extatique,  en autant de christs ensanglantés porteurs de  robes sans couture et de couronnes d´épines.

Progressivement, au fil de la musique, Barrie Kosky transforme la scène en un underground orgiaque punk, drag-queen, queer et sado-masochiste, dans une atmosphère de décadence ultime qui fait voler tous les tabous en éclat et qui par rappelle les radicalités de l´»art de la performance» des l´actionnisme viennois, un art qui fait subir aux corps des outrages qui dépassent l´imagination. Des hommes aux sexes nus porteurs de jarretelles assistent à l´émasculation de l´un des leurs pour une scène de cannibalisme où Mephistopheles porteur d´une coiffure tricorne  à l´extravagance baroque fait cuire ce sexe avant de le déguster. Plus tard dans une scène d´exorcisme menée par le grand inquisiteur, on assiste au viol expiatoire  de Renata. Barrie Kosky dépasse cependant le caractère extrêmement cru de l´actionnisme par une baroquisation esthétisante du vaste tableau orgiaque qu´il compose, dont on peut penser qu´il est le film halluciné qui se déroule dans le cerveau de Renata. Il donne parfaitement à voir par des images scéniques aussi prolifiques que maîtrisées ce que la musique de Prokofiev contient de tensions et de  déferlements de violence. Le décor du dernier tableau montre un appartement aux parois calcinées après un incendie, comme si l´ange de feu avait réellement mis le feu à la scène.

Pour cette première bavaroise de L´ange de feu, l´opéra de Munich a convié un chef russe, Vladimir Jurowski, qui semble lui-même possédé par la musique de Prokofiev avec laquelle il fait  ses débuts au Bayerische Staatsoper . Jurowski, a su d´emblée installer une  complicité avec l´excellent Orchestre de l´Etat de Bavière, qu´il entraîne dans l´éventail des richesses de la partition de plus en plus hallucinée du compositeur. Le plateau est à dominante russe, comme on peut s´y attendre, avec une Svetlana Sozdateleva qui interprète superbement le personnage de Renata tant par le chant et l´endurance qu´exige ce rôle difficile que par l´interprétation théâtrale. Le Ruprecht du baryton basse Evgeni Niketin , une des meilleures voix wagnériennes du temps présent, est tout aussi fascinant. Clin d´oeil provocateur: Barrie Kosty s´est ingénié á démultiplier les tatouages dont est couvert le corps du chanteur, reliquat de sa période heavy metal, en les reproduisant sur les corps de ses danseurs. On se souviendra du tollé que la direction du Festival de Bayreuth avait soulevé lorsqu´elle avait cru bon en 2012 de se débarrasser de Nikitin suite à un reportage d´une ch
aîne de télévision qui 

dénoncait un tatouage de croix gammée par aillaurs déjà recouvert d´autres tatouages*. Nikolaus Bachler, le superintendant de l´opéra de Munich, avait alors dénoncé cette mesure inopportune et apporté son soutien à ce grand chanteur qui se produit sur la scène munichoise depuis 2008 où il a fait ses débuts dans le rôle de Jochanaan. La multiplication des tatouages veut peut-être rappeler avec humour cet épisode grotesque. Russes encore la diseuse de bonne aventure d´ Elena Manistina, l´Agrippa von Nettesheim  de Vladimir Galouzine ou le Faust d´Igor Tsarkov, tous excellents. La composition du personnage de Mephistophélès par Kevin Connors est elle aussi très applaudie, de meme que l´est le travail des choeurs qui rendent de manière lancinante la mélopée des prières en latin et fascinent dans leurs invocations d´exorcisme.

Le public a salué avec bravi et trépidations les débuts munichois de l´opéra de Prokofiev, qui fait ainsi une entrée triomphale sur la scène phare de  la région qui a accueilli sa genèse. La sensibilitté et l´intelligence de la direction musicale de Vladimir Jurowski laissent espérer que ce premier engagement sera suivi de beaucoup d´autres. La même attente vaut pour Svetlana Sozdateleva , qui a donné pour ses débuts munichois une sublime Renata, et que l´on aimerait entendre dans d´autres grands rôles tragiques qu´elle affectionne, de Katerina Izmailova à Lady Macbeth, Carmen, Madame Lidoine ou Emilia Marty.

Luc Roger

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