Année après année. la troupe Opera incognita d’Andreas Wiedermann et Ernst Bartmann continue d’écrire l’histoire de l’opéra munichois en l’inscrivant dans des lieux aussi insolites que porteurs de sens. Cette année ils ont pour la troisième fois de leur histoire porté leur choix sur les bains populaires Müller (Müller’sche Volksbad), un trésor Jugendstil de l’architecture munichoise situé sur les berges de l’Isar, avec de grandes piscines et des thermes à la romaine, des bains de vapeur et autres caldariums, et une piscine des dames sur les bords de laquelle ont lieu les représentations.
Des dames et de l’élément aquatique justement il en est beaucoup question dans les deux opéras représentés: Didon et Enée de Purcell, opéra maritime s’il en est puisque Enée, venu de Troie par les eaux repartira fonder Rome en voguant ; Rome justement, lieu de l’action du Viol de Lucrèce de Benjamin Britten, est traversée par le Tibre nommément mentionné dans le livret de Ronald Duncan, qui a encore recours au thème de l’eau dont les femmes souillées par les hommes se lavent sans cesse dans l’espoir impossible de se débarrasser des pourritures bestiales qui leur sont infligées.
Wiedermann et Bartmann ont utilisé le procédé de la mise en abyme pour sertir un opéra dans l’autre, en aménageant quelque peu le récit, la soirée commençanr avec Britten : après l’introduction des choeurs, on apprend que le général Collatinus a invité Tarquin, le prince étrusque qui maintient Rome dans les serres de sa dictature, à une soirée au cours de laquelle il fait donner pour le divertir une représentation de Didon et Enée, un opéra dont le récit, celle de la fondation mythique de Rome, convient fort bien à cet autre épisode de l’historie romaine. Dans son arrangement musical, Ernst Bartmann ne se contente pas de juxtaposer les deux partitions, mais reprend, en le faisant chanter par Lucrèce au moment de son suicide, le poignant lamento de Didon, ce qui crée une belle unité entre ces deux opéras, qui ne manquent pas de points communs, et particulièrement quant au sort et à la condition des femmes. L’ordre divin, fallacieux dans l’opéra de Purcell puisque c’est une des sorcières qui prend l’apparence de Mercure pour faire passer à Enée le message prétendu de Jupiter lui signifiant son départ, se veut davantage salvateur dans l’oeuvre de Britten, dans laquelle les souffrances de Lucrèce sont curieusement comparées à celles du Christ en croix, le christianisme y étant représenté par les chœurs masculin et féminin (rôles tenus chacun par un seul soliste): les deux solistes représentent des chrétiens qui racontent, commentent et interprètent l’histoire païenne de la vertu offensée de Lucrèce. Et si le chœur féminin se désespère de la fin de cette histoire insensée, le chœur masculin lui répond que toute cette souffrance est offerte et que le péché est racheté par la passion du Christ. Les deux chœurs terminent l’opéra par une prière.
Quelle belle salle d’opéra improvisée que le bain des dames, et quel décor romain tout trouvé! Les spectateurs, que l’on prend soin de prévenir qu’ils pourront être éclaboussés, sont répartis sur trois des côtés du bassin et des galeries qui le surplombent, la scène étant constitué à la fois de la piscine, des escaliers latéraux qui entourent une Bocca della verità, du quatrième côté du bassin, à l’arrière et autour de la Bocca, de la galerie qui la surplombe et des escaliers qui y montent. L’orchestre est placé dans l’emporium et bénéficie, ainsi que les chanteurs, de la belle acoustique du bain des dames, surmonté d’une vaste coupole qui sert d’amplificateur naturel. Les spectateurs sont plongés dans la chaleur moite de ce lieu surchauffé, une chaleur qui n’est pas sans évoquer les nuits torrides d’une Rome que Tarquin a transformée en un vaste bordel et dans laquelle chaque femme est une proie potentielle. Les choeurs et les chanteurs plongent (ou descendent, c’est selon) souvent quant à eux dans la piscine, où se déroulent des scènes terribles comme celle de ces femmes qui tentent de nettoyer désespérément des pièces de linge dont on imagine les infâmes souillures, comme celle de ces hommes qui contraignent des femmes à des simulacres de noyades, forçant leurs têtes sous l’eau à la limite de l’asphyxie ou, en fin de drame, comme la chute de Lucrèce dont le corps suicidé tombe dans le bassin qui se rougit par le jeu des éclairages. Un final au cours duquel un Christ portant son énorme croix s’est traîné le long du bassin, un Christ trébuchant, dont la croix tombe et vient flotter sur l’eau. Plus avant, Andreas Wiedermann le fera marcher sur les eaux dans une très belle scène où l’on voit des disciples de Jésus qui le portent dans la piscine, les mains plongées sous ses pieds, ce qui donne l’illusion du miracle, le miracle étant en fait celui de ces gens qui unissent leurs forces pour porter leur Sauveur, dans un monde qui pratique le chacun pour soi. Toute cette belle mise en scène est soutenue par les éclairages aux atmosphères très suggestives de Jan-Robert Sutter.
L’acoustique du bain des dames est très flatteuse et amplifie l’excellent travail des treize instrumentistes dirigés par le très imaginatif Ernst Bartmann. De l’emporiun, le son est projeté vers la coupole qui le réverbère et en enveloppe le public qui, baigné dans la musique, a l’impression d’un orchestre beaucoup plus nombreux. Le choeur et les chanteurs bénéficient du même effet, qu’augmente encore la proximité incessante de leurs passages répétés dans l’étroit couloir des bords du bassin. L’engagement du choeur et la conviction de son jeu est remarquable. L’unique choeur féminin et l’unique choeur masculin du Britten sont magnifiquement portés par Caroline Ritter et Jorge Jimènez, dont on admire le jeu affirmé et l’excellente projection. Ces deux jeunes chanteurs , dont le rôle est essentiel, assurent toute la soirée la communication entre l’action et le public. La mezzo Frauke Mayer porte avec brio le lourd fardeau d’un double rôle qui la fait mourir à répétition: elle tient à la fois la partie de Didon et celle de Lucrèce, avec plus d’assurance et de force dans le second que dans le premier, dans lequel l’on aurait pu souhaiter une interprétation plus en recherche de contrastes et plus complexe dans les ornements de l’émotion. La jeune mezzo s’est montrée exceptionnelle dans son interprétation poignante des souffrances de la déchéance de Lucrèce, d’autant que son vil séducteur était joué et chanté par un Torsten Petschjouant de manière très expressive la vérité criminelle nauséabonde de son personnage.Les suivantes de Didon et ensuite de Lucrèce sont interprétées avec bonheur par Vanessa Fasoli et par une jeune soprano au cristal étincelant, Franziska Zwink, aux aigus assurés remarquables de hauteur et de précision, aussi douée pour le chant baroque ou classique que pour les expressions plus contemporaines. Le baryton Samuel Lawrence Berlad a donné un Collatinus particulièrement émouvant dans la scène finale au cours de laquelle il tente, sans y parvenir, de convaincre Lucrèce de sa non culpabilité, avec la difficulté accrue d’une mise en scène qui lui fait tendre le couteau du suicide à son épouse, ce qui tend à affaiblir son propos. Enfin Herfinnur Árnjafal apportait sa belle prestance et son baryton bien placé tant au rôle d’Enée (un rôle marin qui lui convient particulièrement bien puisqu’il est originaire des Iles Féroé) qu’à celui de Junius.
Prochaines représentations les 07, 08, 13, 14, 15 Septembre 2018 à 19H30
Chemin vers les réservations: voir le site d’Opera incognita
Luc Roger