Création anglaise de The Snow Queen à l’Opéra de Munich, le premier opéra de Hans Abrahamsen

Barbara Hannigan (Gerda), Thomas Gräßle (double adulte de Kay), choeur
Crédit photos : Wilfried Hössl
Barbara Hannigan (Gerda), Thomas Gräßle (double adulte de Kay), choeur
Crédit photos : Wilfried Hössl

Du paradis des écrivains où il siège en bonne place, le Danois Hans Christian Andersen (1805-1875) doit particulièrement se réjouir ces temps-ci de voir enfin une de ses œuvres adaptée à l’Opéra de Munich, une ville où il fit plusieurs séjours entre mai 1834 et 1873 et où il mit tout son entregent en action pour rencontrer les intendants qui se succédèrent à la direction du Théâtre national et de la cour. Mais ses efforts ne portèrent pas leurs fruits, son entreprise ne fut pas couronnée de succès et de son vivant aucune de ses œuvres ne fut représentée à Munich. On accepta qu’il envoie ses livrets, il parvint à se lier avec Franz von Dingelstedt, qui tint les rênes du théâtre munichois à partir de 1850, il fut même invité à rencontrer le roi Maximilien II de Bavière, souverain éclairé s’entourant de scientifiques et de gens de lettres, qui l’invita en 1852 en son château de Berg sur les rives du lac de Starnberg, et, honneur insigne, à accompagner la famille royale en excursion sur le lac sur le bateau du souverain, un épisode que se plaisent à souligner tous les biographes du roi Louis II de Bavière, alors âgé de 6 ou 7 ans, qui rappellent qu’Andersen aurait alors donné lecture du Vilain petit canard Le roi Maximilien, qui avoua à l’écrivain avoir été impressionné par la lecture de La petite sirène, de L’improvisateur, du Bazar du poète ou du Jardin du paradis, ne semble pas avoir mentionné l’un des contes les plus longs d’Andersen, la Reine des neiges, écrite en 1844, dans les conversations qu’il mena avec l’écrivain danois.

Aujourd’hui Hans Christian Andersen a fait sa grande entrée sur la scène du Bayerische Staatsoper avec la création mondiale en anglais de The Snow Queen du compositeur danois Hans Abrahamsen qui a connu en octobre dernier sa création en langue danoise à l’Opéra de Copenhague. Le livret de Henrik Engelbrecht, adapté en anglais par Amanda Holden, suit en tous points la trame du conte d’Andersen, tout en la simplifiant.

The Snow Queen est le tout premier opéra écrit par Hans Abrahamsen, qui lui fut récemment commandé par le l’opéra national danois, l’Operaen på Holmen. Il s’agit de la première incursion dans l’opéra de ce compositeur par ailleurs très expérimenté. La production du nouvel opéra a ceci de particulier qu’il a été créé pendant la même saison par deux opéras et dans deux langues différentes, et que dès sa naissance, il a connu deux interprétations scéniques fort différentes : fait intéressant dans l’histoire de cet art de la scène, sa production fut confiée simultanément à deux metteurs en scène de renom, Francisco Negrín pour la Snedronningen de Copenhague et Andreas Kriegenburg pour la production munichoise. Ils se sont tous deux aventurés en terra incognita, et ont pu chacun de son côté imprimer leur marque de fabrique sur le nouvel opéra en collaboration avec des chefs d’orchestre et une distribution eux aussi totalement différents.

Fasciné par les flocons de neige et leur géométrie complexe (— déjà évoqués dans son oeuvre de musique de chambre Winternacht en 1978 ou dans sa composition Schnee en 2008), Abrahamsen commença à s’intéresser à la Reine des Neiges dès 2006. Sept ans plus tard il donnait Let me Tell You, une oeuvre à la fin de laquelle la protagoniste s’avance dans des solitudes enneigées où elle finit par trouver la mort. C’est à la suite de la création de ce cycle de chansons qu’il fut contacté par l’opéra national danois qui lui proposa la création d’un opéra, une proposition qui enthousiasma d’emblée le compositeur. Et en septembre 2018, on pouvait entendre à Munich les prémices orchestrales de sa Snow Queen dans un Concert d’Académie qui jouait ses Drei Märchenbilder aus der Schneekönigin (Trois tableaux de conte de fées extraits de la Reine des neiges) (Lire notre compte-rendu de ce concert).

Le Bayerische Staatsoper de Munich a connu la première de The Snow Queen le 21 décembre, avec deux chanteuses de tout premier plan  dans les rôles principaux, la soprano Barbara Hannigan chantant Gerda et la mezzo Rachael Wilson interprétant Kay. Barbara Hannigan a une longue complicité avec Hans Abrahamsen qui a écrit la partie de Gerda pour la voix de la chanteuse et pour laquelle  il avait il y a quelques années également écrit le cycle de chansons Let me Tell You, une commande de l’Orchestre philarmonique de Berlin qui avait connu sa première en 2013.

De nombreuses années de vie partagée ont étroitement rapproché deux êtres [Kay et Gerda]. Soudain, l’un se retire, se ferme, devient inaccessible au monde extérieur. Mais son amie ne renonce pas à lui et s’accroche à leur relation. Elle met tout en œuvre pour maintenir cette union qui s’est renforcée au fil du temps et pour restaurer leur ancienne connivence. L’entière responsabilité lui en incombe désormais. Il en coûte du temps et de l’énergie. L’amour est fort, mais chaque jour qui passe augmente son  épuisement. La rage et le désespoir finissent même par l’atteindre,. C’est un chemin à l’issue incertaine.

C’est ainsi que le programme du BSO introduit l’argument de la Reine des Neiges. La mise en scène d’Andreas Kriegenburg et les décors très réussis  de Harald Thor évoquent un monde désert au décor glacé, ouaté de flocons de neige qui tapissent la scène, baignant dans une lumière bleue traversée de blancheurs éblouissantes et par les hurlements vents du Nord. S’il s’agit bien d’un conte de fées, il n’est pas destiné aux enfants ; l’opéra de Munich le conseille d’ailleurs aux plus de 16 ans. Kriegenburg le comprend comme une grande métaphore du monde de l’enfermement, celui de l’hôpital psychiatrique. Les éclats du miroir diabolique qui ont blessé l’oeil et le coeur de Kay ne sont que les symboles d’un traumatisme dans lequel le jeune homme s’est enfermé (ou a été enfermé suite à une blessure) et que les choeurs d’infirmières et de médecins qui travaillent dans l’hôpital ne parviennent ni à décoder ni à déverrouiller. Le metteur en scène détriple les protagonistes du drame, chacun étant démultiplié en son double enfantin et en son double adulte, avec une emphase mise sur le double adulte de Kay interprété avec un art nuancé par le comédien Thomas Grässle, dont le mime très évocateur nous apporte des clés de lectures. La perte d’identité de Kay qui s’est panzérisé dans un corset catatonique affole son amie Gerda qui le visite à l’hôpital et va entamer,  — vision, rêve ou réalité, qu’importe —,  au péril de sa vie le long cheminement qui aboutira à la guérison du jeune homme qu’elle aime. Le parcours de la combattante Gerda est typique des contes de fées, avec ses épreuves, ses opposants monstrueux et ses adjuvants (les fleurs qui lui annoncent que Kay n’est pas mort, les deux corneilles qui lui indiquent la marche à suivre, le prince et la princesse qui mettent à sa disposition leur carrosse d’or, le Renne et la Finnoise),  avec ses leurres aussi, comme celui de la vieille femme qui lui propose de rester avec elle dans son jardin de roses et de renoncer à sa quête. Kriegenburg parvient à localiser toute la progression de Gerda au sein même de l’hôpital dont les malades interprètent les différents rôles du conte de fées. La Reine des Neiges finira par mettre pour condition à la libération de Kay la découverte d’un mot magique qui le libérera de sa catatonie. L’amour de Gerda pour Kay suscitera cette découverte, le mot libérateur, Eternity, viendra simultanément aux lèvres des deux jeunes gens. Cette mise en scène très cohérente se montre facilement accessible à toute personne qui a connu le drame et la souffrance de la perte d’identité d’un être aimé, quelle qu’en soit la cause, maladie, dépression, démence, assuétude, … et le combat surhumain que son entourage est amené à livrer. Dans le conte, la libération mène à une fin heureuse, ce qui est rarement le cas de la vie réelle. Le froid polaire s’éloigne, la Reine de la Nuit part en vacances vers les Tropiques, la scène se dégèle et les décors se parent de teintes pastels verdissantes et printanières. C’est peut-être le moment de signaler que le compositeur est né avec une paralysie qui lui permet d’actionner seulement deux doigts de sa main droite, parfois trois, et se déplace à l’aide d’une canne, et que cette limitation a peut-être en partie nourri une composition dans laquelle la perte de la mobilité des protagonistes est centrale. ( En 2015, il avait composé Left, alone, un concerto pour la main gauche, une idée qui n’a dans son cas rien d’une vue de l’esprit).

Dans le rôle de Gerda très précisément écrit pour mettre en valeur les spécificités de sa voix glorieuse, Barbara Hannigan est la vraie Reine de la soirée, avec d’émouvants passages baroques en style agité, avec ses notes rapides répétées et ses trilles prolongés qui évoquent les frissonnements enfiévrés et les tremblements nerveux bien compréhensibles dans un monde hostile entièrement gelé. Rachael Wilson donne une remarquable interprétation de son personnage schizophrène enfermé dans une souffrance qui lui laisse peu de contacts avec le monde réel. Peter Rose chante le triple rôle de la Reine des Neiges, du Renne et de l’Horloge. Le metteur en scène et la costumière Andrea Schraad ont utilisé à bon escient la stature et la rondeur de ce colosse de la scène pour la composition de ses trois personnages, trois rôles secondaires fort bien joués, sans ridicule aucun, mais avec une élégance toute aristocratique par ce grand chanteur dont la seule apparition suscite les applaudissements.  Le ténor puissant du corbeau de la forêt de Kevin Conners et, en contrepoint, le corbeau du château du superbe contre-ténor Owen Willets sont un des régals de la soirée.

La musique polyphonique de Hans Abrahamsen évoque parfaitement les glaciations de l’univers magique dans lequel il nous entraîne. Il nous fait entendre les sons cristallins de l’entrechoquement des glaces et des stridences du gel qui étend son emprise avec un déploiement impressionnant d’instruments idiophones comme le glockenspiel, le vibraphone, les cloches et les xylophones. Pour ce premier opéra, Abrahamsen se montre aussi magicien des parties chorales, dont les excellents choeurs de l’Opéra de Munich se sont employés avec brio à déployer les sortilèges. Il crée une musique tantôt extrêmement architecturée et complexe et qui a tantôt des charmes enfantins, avec de somptueuses pages lyriques, et qui séduit dés la première audition. L’écriture vocale est en elle-même spectaculaire, et reçoit le constant soutien des scintillances instrumentales. C’est Cornelius Meister, un des plus talentueux chefs allemands qui préside aujourd’hui aux destinées musicales de l’Opéra de Stuttgart, qui s’est vu confier la direction musicale de la création munichoise de The Snow Queen, choix judicieux s’il en est.

The Snow Queen est disponible en vidéo à la demande sur www.staatsoper.tv jusqu’au 29 janvier. 

Luc Roger