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La soprano canadienne nous convie pour deux soirées de concerts d’académie auBayerische Staatsoper à partager sa maîtrise de la musique et du chant contemporains en faisant la double démonstration de ses extraordinaires compétences de chef d’orchestre et de chanteuse. L’expérience d’une soirée animée par Barbara Hannigan dépasse le cadre du concert de musique classique, Hannigan se met en scène dans un one-woman-show dont l’intensité n’a d’égale que la beauté expressive, faisant preuve d’une qualité de communication et de partage, et d’une convivialité rare tant avec l’orchestre qu’avec le public. La réussite de la soirée tient à la participation de toutes les parties, le public étant convié à une écoute et à une concentration actives qui alimentent le charisme de la chanteuse chef d’orchestre. Quand toutes ces composantes sont réunies, le public devient partie prenante du parcours découverte minutieusement orchestré par la Maestra.
Hannigan nous fait progresser dans ses choix musicaux q’elle organise comme une série de séquences narratives. La musique raconte, et Hannigan est la conteuse. Les chapitres du récit ont pour nom Luigi Nono, Haydn et Stravinsky, suivis en deuxième partie de Rossini, de Berio et encore de Stravinsky. Hannigan, au travers de morceaux choisis de ces compositeurs, met en scène une histoire musicale de la féminité et des femmes, dans leurs combats et leurs souffrances comme dans leurs accomplissements et leurs joies.
La chanteuse réussit dès son premier solo à concentrer l’attention d’une salle comble qui vient de s’installer dans le brouhaha pressé et joyeux de gens qui s’apprêtent à passer une bonne soirée. Le bourdonnement plaintif et vrombissant de Djamila Boupachà force l’ attention et captive le public qui ne relâchera plus son attention jusqu’à la fin du concert. Hannigan interprète les douleurs et l’ espoir de Djamila Boupachà en exprimant les vers de Jesús López Pacheco, que Nono a mis en musique dans ses Canti di vita e d’amore. Djamila Boupachà est algérienne: son témoignage sur les cruautés infligées aux innocents par les Français pendant la guerre d’Algérie avait suscité des vagues d’indignation, que les existentialistes (Sartre, Beauvoir, …) et Pablo Picasso avaient relayées de leurs protestations véhémentes. Le poème de Pacheco, Esta noche, évoque la «Nuit du sang », mais se termine par une lueur d’espérance «Ha de venir un día distinto. Ha de venir la luz. » (« Il faut que vienne un jour different. Il faut que vienne la lumière. »). Barbara Hannigan incarne dans des modulations de sons d’une pureté laminante la voix de cette femme soutenue par une musique qui s’élève contre l’oppression politique.
Avant même que la dernière note soit émise, Hannigan se retourne vers l’orchestre et donne les premières mesures de la 49ème symphonie en fa mineur d’Haydn, mieux connue sous son surnom, La Passione. Le saut temporel et stylistique des 200 années qui séparent Joseph Haydn de Luigi Nono n’introduit pourtant pas une solution de continuité, car La Passione appartient à ce qu’on a appelé l’époque Sturm und Drang du compositeur et fut peut-être composée à ‘occasion du Vendredi saint, d’où son surnom. La douleur expressive de l’adagio qui rappelle la lente ouverture d’une sinfonia da chiesa et le souffle passionné de l ‘oeuvre se marient bien à la sourde souffrance et aux lueurs d’espérance de Djamila Boupachà, et au caractère passionné de la Maestra qui donne une direction très physique à l’orchestre, en faisant appel à toutes les ressources d’une expression corporelle qui sollicite tout son corps. Mais ce corps expressif est un corps maîtrisé qui détaille avec précision la somptueuse architecture de la symphonie deHaydn. Voir Barbara Hannigan diriger l’ orchestre est aussi captivant que de l’ écouter chanter.
La sublime transcendance du sacrifice tant de Djamila que du Christ, s’Il est la référence de cette symphonie jouée lors d’une semaine sainte à Schwerin, se retrouve dans l’air passionné d’Ann Truelove. Barbara Hannigan se retourne à nouveau vers le public pour donner l’air et la caballette du Rake’s Progress de Stravinsky, réussissant l’exploit de chanter tout en dirigeant, avec l’obligation de dédoublement temporel que suppose ce double exercice, puisque la direction précède la musique alors que le chant se déploie dans son instantanéité. Hannigan fait face au public tout en donnant des indications à l’orchestre par des mouvements rythmés des bras et des mains. Si le compositeur n’est plus, Barbara Hannigan semble en communication avec son esprit, tant son expressivité et la pureté lyrique de son vocalisme semble en correspondance avec le personnage et les données de la partition. C’est sans doute dû aux nombreuses et fructueuses relations que la chanteuse entretient avec les compositeurs contemporains qui lui permet de mieux approcher l’intention de l’écriture musicale des compositeurs modernes. Pour ce troisième morceau on retrouve encore la souffrance et la douleur d’ une personne partagée entre l’abandon de son séducteur faible et cynique et les forces d’amour et de rédemption qui l’animent.
La seconde partie est plus légère et joyeuse. Barbara Hannigan a troqué la robe seyante et les talons aiguilles qu’elle portait en première partie pour une tenue avec une chemise blanche flottante sur un pantalon de cuir terminé et bottes. Une bête de scène avec un sens aigu de la mise en scène. La Scala di seta de Rossini, dont Hannigandirige l’ouverture, appartient au genre de la farce,le ton est plus coquin, puisque ici la femme, Giulia, est aimée, épousée en secret, et que chaque matin son époux Dorvil doit s’échapper du lit de son épouse par une échelle de soie, au nez et à la barbe du vieux Dormont qui ne se doute de rien. La femme n’ est pas encore entièrement libérée, mais l’opéra évolue vers une fin heureuse qui fait triompher l’amour consentant. Hannigan se montre tout aussi virtuose en chef d’orchestre qu’ en chanteuse, et entraîn el’ excellentissime Orchestre d’Etat de Bavière dans les rythme forcené de l’ouverture.
Berio a écrit le deuxième morceau, Sequenza Nr. 3, pour son épouse la soprano Cathy Berberian, une oeuvre qui explore en solo la palette des possibilités d’expression d’une voix de femme, dans un monologue ou, par moments, la partie féminine d’ un dialogue, et avec comme leitmotiv le rire, qui selon Berio n’est pas très différent de la colorature.Barbara Hannigan, à la fin de l’ouverture de Rosssini, a plongé la salle dans les ténèbres. Lorsque re
viennent les lumières elle est assise de manière décontractée dans un fauteuil au centre de la scène, un fauteuil tout semblable à ceux occupés par le public. Une manière sans doute de signifier que ce qui va se passer sur scène n’est rien d’autre que ce qui se passe dans la vie de tout un chacun.
Berio construit son oeuvre comme présentant l’étude d’une voix particulière et non comme la communication d’un texte faisant sens. Le texte est à proprement parler incompréhensible, disloqué et éclaté par les variations d’ expression et à l’éventail des émotions de la chanteuse. Le texte n’ est en fait là que pour mieux disparaître dans son dépeçage et son émiettage, dans les retournements qu’ il subit, il sert de tremplin à la voix et au corps qui devient la corde plus souvent tendue que détendue des émotions.Berio fait ici l’ode kaléidoscopique de la femme. Cette Sequenza Nr. 3 semble un défi presque impossible à relever pour une soprano. Pourtant Barbara Hannigan en fait l’ exercice avec une sorte d’aplomb amusé. Une fabuleuse comédienne et une interprète tout aussi fabuleuse! L’ intonation, la couleur et la capacité de donner une cohérence, de raconter le récit intime d’ une femme dans ce qui semble totalement dépourvu de structure et de sens. Chapeau très bas, si l’ on en portait encore, tant pour le compositeur que pour sa délicieuse et ravissante interprète qui explore ici toutes les possibilités de l’ expression vocale et corporelle des sonorités: chuchotements, bourdonnements, fredonnements, sons nasillés, rythme saccadé ultra rapide, rires et gloussements, claquements de langue, de doigts ou de mains, et le festival de toutes les variations sur les quatre émotions fondamentales, la joie, la tristesse, la peur et la colère, mais avec une emphase mise sur la douceur et le bonheur de vivre et de s’exprimer.
La soirée se termine avec la musique de ballet de la Suite Pulcinella qu’ Igor Strawinskycomposa à la demande de Diaghilev, et qui inaugure le style musical néo classique. Une suite qui résume la soirée et fait le lien entre la musique du dix-huitième siècle et la modernité de Stravinsky: Pulchinella n’ est autre que Polichinelle, le livret est issu de la Commedia dell’arte, un monde de légèreté et de rire dans lesquelles les amoureuses pardonnent les tromperies et où tout se termine par des mariages.
Ainsi Barbara Hannigan nous fait-elle passer des larmes aux rires. Sa scénographie musicale délivre un message d’espoir, après nous avoir entraîné sur les coteaux détrempés d’une vallée de larmes. Mais cette soirée, c’est plus encore le triomphe du chant, du théâtre et de la musique, avec un orchestre merveilleusement mis en valeur par la Maestra, dont l’unisson est notamment remarquable dans la rapidité extrême de l’ouverture de l’opéra de Rossini, et avec de brillants instrumentistes, très applaudis, qui brillent par leur perfection d’exécution dans les moments solo.
Le public a salué cette soirée ,qui fera date dans les annales de la Konzert Adademie, d’une ovation qui ressemblait à une joyeuse tempête et qui s’est terminée par une standing ovation. Merci, Madame!
Luc Roger
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