Diskurs Bayreuth: un concert politique avec le ténor Daniel Behle à Wahnfried.

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Daniel Behle Photo : Marco Borggreve
Daniel Behle- Photo : Marco Borggreve

Un concert était organisé hier soir à la Maison Wahnfried dans le cadre du programme Diskurs Bayreuth que nous avons récemment évoqué. Le ténor Daniel Behle et quatre instrumentistes, le pianiste Stefan Schreiber et trois membres de l’Orchestre du Festival de Bayreuth, -le hautboïste Paulus van der Merwe, le clarinettiste Gaspare Buonomano et le bassoniste Tobias Pelkner-, ont présenté un programme de musiques illustrant le thème du programme: Richard Wagner et le national-socialisme, un thème qu’aborde également de plein front la nouvelle mise en scène des Maîtres Chanteurs qui vient d’ouvrir le Festival 2017 . Le programme qui proposait en ouverture un divertissement d’Erwinn Schulhoff, nous a fait découvrir une série de lieder de Theodor W. Adorno, de Hanns Eisler, deux airs d’opéra d’Ernst Krenek, ainsi qu’un étude pour piano de Charles Ives, autant de compositeurs qui, à l’exception du dernier cité, furent en rapport immédiat et tragique avec l’histoire du nazisme. Erwinn Schulhoff. juif, homosexuel, communiste et avant-gardiste, fut une cible de choix pour les nazis, il mourut au camp de concentration de Wülzburg.Adorno, né d’un père juif allemand, interdit d’enseignement et proscrit par les nazis comme non-aryen, s’exila aux Etats-Unis en 1938. Eisler, demi-juif lui aussi, communiste, partit avec Bertold Brecht en exil aux Etats-Unis en 1933. Ernst Krenek enfin, un compositeur autrichien qui connut le succès avec son opéra Jonny spielt auf, fut considéré par les nazis comme un « bolchevik culturel » et vit ses oeuvres d’ «artiste dégénéré» interdites dans le Reich allemand.

En ouverture, le Divertissement de Schulhoff avec ses rythmes expressionnistes parfois dansants, avec souvent un clin d’oeil amusé, est joué par des musiciens qui visiblement s’amusent beaucoup eux aussi de cette composition vibrante et brillante. Si Schulhoff est au programme, c’est parce qu’il fut une victime du nazisme, et non en raison de ce morceau fort allègre, un instant de bonace avant la tempête qui devait suivre tout aussitôt. 

Parmi les moments percutants de la soirée, des textes de Bertold Brecht mis en musique par Hanns Eisler dans ses Lieder aus dem Hollywooder Liederbuch, des compositions dont texte et musique expriment l’horreur intolérable de ce qui se passe en Europe, le manque de compréhension pour les opportunistes et la nostalgie de l’identité culturelle allemande, cette identité qui est au coeur même de l’affirmation wagnérienne des Meistersinger et sur laquelle s’interroge la nouvelle mise en scène de Barrie Kosky. Une vision satirique et mordante de la guerre qui nous dit ce que les petites gens doivent attendre de la guerre et de leur affiliation au parti nazi: la destruction, le ravage et la mort. Ainsi de Und was bekam des Soldaten Weib? (Et que reçoit la femme du soldat?) qui énumère les butins ramenés par les soldats allemands à leurs femmes dans les différents pays occupés, de la dentelle de Belgique, des soieries parisiennes, un col en fourrure norvégien, des amulettes de Libye, et, en pointe féroce, … un voile de veuve du front russe. Ou cette Kälbermarsch (Marche des veaux) qui se fait les dents sur le troupeau de veaux qui marche derrière le tambour…Hanns Eislers encore avec les Zwei Lieder nach Worten von Pascal, deux Lieder écrits à partir des Pensées du philosophe français Pascal qui démontent le processus du «divertissement» (au sens pascalien du terme, un tout autre sens que celui de titre de l’oeuvre de Schulhoff), de son inconsistance et de sa futilité tragique et dérisoire.

Deux arias extraits de  Kehraus um St Stephan, op. 66 (1930) d’Ernst Krenek clôturent la soirée en apothéose, mais comme une angoisse hurlée chantée à la puissance maximale par Daniel Behle. Cette oeuvre, une commande de l’Opéra de Leipzig qui en espérait beaucoup après le succès de Jonny spielt auf (un «opéra de nègres» selon les nazis), décrit la vie misérable et sordide dans l’immédiat après-guerre 14-18  dans un petit village autrichien: en tout début d’opéra, l’officier Othmar Brandstetter, qui tout perdu dans la guerre, tente de se suicider avant d’être sauvé par le vigneron Sebastian Kundrather et ses enfants. L’oeuvre est une satire  mordante de cette guerre que les Autrichiens refusaient de considérer comme perdue. Faut-il le dire, l’Opéra de Leipzig ne la mit pas à l’affiche, et l’oeuvre ne connut sa première qu’en 1990, au Ronacher Theater de Vienne.

Tous ces textes qui sont autant d’uppercuts qu’on prend en pleine figure sont chantés avec une force de conviction poignante et déterminée par le grand chanteur qu’est le ténor Daniel Behle qui fait cette année une entrée très remarquée au Festival de Bayreuth dans les rôles de David dans les Maîtres Chanteurs et de Froh dans L’Or du Rhin. Daniel Behle, qui est à la fois chanteur et compositeur, est connu pour l’ampleur et la diversité de son répertoire, dont la palette variée va du baroque aux musiques les plus contemporaines.  Behle  sait aussi se montrer ingénu et passionné dans son expression magistrale de la fraîcheur primesautière et adolescente du jeune David, un apprenti  de 15 ou 16 ans, tout à son enthousiasme adolescent tant pour le chant, fasciné qu’il est par la tablature et la codification des genres, que pour sa bien-aimée Lenchen, de quelques mois son aînée  Mais, -et c’est là la force d’un grand acteur-, c’est un tout autre homme qui se présentait à nous hier soir, avec un ténor d’une puissance concentrée exprimant le tragique et la satire, projetant ses textes avec la force d’une colère rentrée en train d’exploser. Daniel Behle nous donne ainsi à voir deux aspects de l’identité culturelle allemande, l’identité romantique et convaincue de sa supériorité, capable d’évolution et de révolution des Maîtres chanteurs, et cette identité contemporaine qui a dû digérer son passé nauséabond et qui chasse aujourd’hui encore ses démons en les exposant en pleine lumière avec la conscience affirmée de nouvelles valeurs.

Les musiciens et le ténor ont reçu hier soir à Wahnfried des applaudissements nourris tant pour l’exceptionnelle qualité de leur travail que pour leur engagement politique pour une culture de la vérité. Par de là leurs talents, il faut aussi souligner la portée même de l’événement qui fait résonner à Wahnfried, -dans ce qui fut un des hauts-lieux de l’antisémitisme wagnérien et plus tard national-socialiste-, ces musiques de combat et de résis
tance. Diskurs Bayreuth fait évoluer le discours de et sur  Bayreuth, ce que Barrie Kosky a porté la scène se retrouve sous d’autres formes dans le symposium et les concerts de Wahnfried. 

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Luc Roger

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