Je tiens tout d’abord à remercier très chaleureusement M. Léo Nucci pour m’avoir accordé cet entretien, malgré un emploi du temps que je sais très chargé.
Corinne LE GAC (C.L.) : Vous êtes actuellement à l’Opéra de Marseille pour mettre en scène Simon Boccanegra de Verdi : le choix de ce compositeur était-il une évidence ?
Léo NUCCI (L.N.) : Pour moi Verdi est beaucoup plus qu’un compositeur d’opéras : il est un exemple de vie. J’ai choisi depuis très longtemps, tout le monde le sait, de dédier ma carrière, ma vie, le plus possible à ce compositeur.
L’ouvrage que l’on va voir prochainement ici est Simon Boccanegra. C’est un ouvrage qui n’est pas facile du tout et on y retrouve plus de connotations allemandes que Verdiennes. Je m’explique : il n’y a pas de succession d’airs très connus (à part celui du ténor peut-être), et même l’instrumentation est très différente de celles d’opéras comme Le Trouvère ou Rigoletto. C’est un ouvrage très intéressant à mettre en scène parce que c’est un opéra historique, qui nous rappelle qu’aujourd’hui l’histoire est toujours la même.
Nous avons fait le choix de la 2ème édition, celle de 1881, dont le livret a été modifié par Boïto mais sous la conduite très étroite de Verdi. Il faut savoir que Verdi tenait absolument à baser cet ouvrage sur une lettre – très importante – de Francesco Pétrarque. C’est une lettre qui existe réellement, que l’on peut voir à Gênes, écrite par Pétrarque à Simon Boccanegra concernant l’unité italienne. On retrouve d’ailleurs ces paroles prononcées par Boccanegra dans la scène du Conseil (dans la version de 1881 et non celle de Venise en 1857), scène écrite par Boïto mais sous les indications de Verdi qui était – tout le monde le sait – un ardent défenseur de l’unité italienne. On y entend des extraits des sonnets de Pétrarque, avec notamment une référence à la « blonde avignonnaise » qui était en fait la belle Laure d’Avignon, qui compta beaucoup dans sa vie. Nous avons donc à ce moment précis de l’ouvrage une référence historique vérifiable et incontestable. On peut également noter qu’entre le prologue et le premier acte s’écoulent 26 années. Or Boccanegra prend le pouvoir en 1338 et meurt empoisonné en 1364, soit 26 ans : ce n’est pas une coïncidence !
C.L. : Sans vouloir dévoiler votre mise en scène, sera-t-elle plutôt traditionnelle ou futuriste ?
L.N. : Personnellement je ne comprends pas ce que signifie « traditionnelle ». Il arrive souvent que « tradition » soit synonyme de « pas beau ». Pour moi le traditionnel représente une forme de maniérisme : le chanteur entre, fait un mouvement de bras à droite et c’est Le Trouvère ; il entre, fait un mouvement de bras à gauche et c’est Aïda : c’est faire de la routine !
Nous, nous avons choisi de représenter le plus exactement possible l’époque, mais surtout ce que voulait Verdi : « la parola scenica » ! C’est-à-dire que je veux raconter une histoire, mais celle écrite par Verdi – pas par moi !
J’aimerai beaucoup qu’à la fin du spectacle le public puisse dire : Nucci est venu à Marseille pour faire une « mise en scène » (comme aimait le dire Verdi), pas « una regia ». La différence entre les 2 c’est que « mise en scène » correspond exactement à ce que le compositeur a écrit, a voulu voir représenté sur une scène : les pauses, les hauteurs de tons, les gestes…. tout a été écrit par lui, comme le scénario d’un film aujourd’hui.
Je connais très bien cet ouvrage, pour l’avoir interprété souvent, donc je ne vais pas mettre en scène la « tradition » mais la vérité choisie par Verdi. Cela peut sembler présomptueux de ma part mais par exemple, lors de l’entrée de Fiesco à la scène V du prologue, il s’adresse à la Vierge (« E tu, Vergin, soffristi…. ») : il est donc nécessaire que celle-ci soit représentée sinon c’est ridicule. Donc si le public ne comprend pas la langue, les paroles, il saura quand même que ce personnage s’adresse à la Vierge. Il ne faut pas oublier que l’opéra reste un mélodrame c’est-à-dire : un drame avec de la musique donc j’espère que le public aura compris ma mise en scène et sera touché. Si c’est le cas cela signifiera que j’ai bien travaillé et que j’ai respecté Verdi.
A ce stade des répétitions j’ai déjà reçu des témoignages et des remerciements de la part des chanteurs, et j’ai vu des choristes femmes venir vers moi et me dire : « c’est nous qui devrions payer pour travailler avec vous, et non pas être payées » ! Ces paroles sont déjà une grande récompense pour moi et me touchent profondément.
Je dois dire que les solistes ont l’habitude de travailler dans d’autres pays, avec d’autres metteurs en scène, mais ils m’ont expliqué que la plupart du temps on leur demandait seulement de rentrer d’un côté et de sortir de l’autre. Ils m’ont dit qu’avec moi c’était différent parce que je savais ce qu’était une pause, un silence, ce que signifiaient les mots, l’importance de l’intonation… Pour eux cette façon de travailler est nouvelle, et il est nécessaire de se documenter, d’étudier, pour bien comprendre les paroles.
C.L. : Alors que vous chantez encore sur les plus grandes scènes du monde, pourquoi cette envie de mettre en scène ?
L.N. : Tout a commencé par hasard. Il y a 5 ans j’était le Président du Jury du concours de chant de Bussetto, et nous avions dédicacer la dernière soirée à Carlo Bergonzi en créant l’ouvrage Luisa Miller de Verdi. Nous avions choisi le metteur en scène mais au dernier moment il y a eu un problème et les organisateurs m’ont proposé de le remplacer. J’ai répondu que je n’étais pas un metteur en scène, je n’avais jamais fait cela, mais comme je connaissais bien l’œuvre et que j’avais d’excellents collaborateurs j’ai accepté pour sauver la soirée et ça a bien fonctionné. Ensuite le théâtre de Piacenza m’a sollicité pour travailler avec des jeunes et cela me plait toujours beaucoup. Néanmoins au lieu de créer une académie (il y en a déjà tellement), nous avons créé un laboratoire pour former ces jeunes et monter des spectacles. C’est ainsi qu’ensemble nous avons fait : L’Elixir d’Amour – L’amico Fritz – Un bal masqué et Simon Boccanegra. Pour Luisa Miller nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir travailler avec toute l’équipe de l’Opéra de Gênes sous la direction du Maestro Muti et prochainement (en décembre) nous allons monter La Traviata.
Si l’on prend l’exemple de l’ouvrage L’Elixir d’Amour, je n’ai pas choisi de le situer à l’époque napoléonienne mais en 1950 ; cela a très bien fonctionné parce que nous avons respecté la musique et le livret. Concernant L’Amico Fritz, qui se situe en Alsace, j’ai décidé de le situer en Normandie. Pourquoi ? Parce que j’ai voulu faire référence à Monet. En effet, la pièce de théâtre a été jouée à la Comédie Française en 1874, qui est la date de la première exposition sur l’impressionnisme – et qui dit impressionnisme dit Monet ! De plus la musique se prêtait parfaitement à cette époque, mais toujours dans le respect de la musique et des mots !
C.L. : Que vous apporte le travail de metteur en scène par rapport à celui de chanteur ?
L.N. : Avant d’être chanteur, j’ai commencé par jouer du trombone et depuis 4 ans je m’intéresse (et pratique pour mon seul plaisir) au violoncelle, simplement pour le plaisir de découvrir une chose que je ne connaissais pas. Pour la mise en scène c’est pareil. Je découvre ce métier mais je partage également mon expérience de la scène comme chanteur. Ce qui m’enthousiasme c’est la possibilité d’étudier, de découvrir, de savoir. Je n’hésite pas à dire que je suis un ignorant parce qu’être ignorant est parfois un cadeau, à condition d’avoir la volonté de comprendre. Ce qui me plait est de permettre à ces chanteurs de découvrir de nouvelles émotions qu’ils n’avaient jamais ressenti jusqu’à présent : si j’y arrive, je suis heureux !
C.L. : Le chant, la mise en scène, à quand la direction d’orchestre pour un ouvrage lyrique ?
L.N. : J’ai eu l’occasion de diriger une petite formation d’orchestre pour un concert, et je dois vous avouer que l’on m’a déjà demandé de diriger un ouvrage lyrique mais j’ai refusé. J’ai l’opportunité d’étudier et de travailler avec les orchestres, et c’est à mon avis indispensable pour bien réussir une mise en scène. Mais ce qui m’intéresse surtout est de donner la possibilité à un chanteur de comprendre le travail qu’il fait.
Personnellement je prends beaucoup de plaisir à découvrir, à étudier, tout ce qui constitue un spectacle lyrique c’est-à-dire : le maquillage, les costumes, les éclairages, les décors…..et concernant Verdi j’attache beaucoup d’importance à la façon dont il écrivait, dont il composait pour chaque instrument (tout est détaillé, il suffit de lire). Par exemple pour cette production – par souci d’authenticité – on a cherché et trouvé une carte de l’Italie qui date de 1340, et ce qui est très amusant c’est que les méridiens et les parallèles ont pour point de départ la Sicile et précisément le Mont Etna ! C’est une façon formidable d’entrer dans la culture et c’est ce qui me passionne. Je suis toujours très intéressé par la recherche de la vérité, de l’authenticité, et c’est pourquoi dans cette production j’ai voulu rectifier une erreur. En effet, dans les différentes productions de Simon Boccanegra, on représente souvent le personnage principal avec une sorte de bonnet haut de couleur rouge alors que dans ma mise en scène il portera une sorte de couronne. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce bonnet rouge est porté par le Doge de Venise et ici nous sommes à Gênes ! De même vous verrez des murs bicolores (alternance de gris clair et de gris foncé horizontalement) que vous pouvez également voir dans la ville de Gênes. Cela pourrait sembler des détails, mais moi je veux être le plus fidèle possible à la vérité historique.
C.L. : Quelles seront vos prochaines mises en scène, et envisagez-vous de mettre en scène Rigoletto ?
L.N. : Ma prochaine mise en scène sera donc La Traviata, et je vais la situer dans les années 1950 parce que je veux la dédier à une grande – une immense – chanteuse et interprète de ce rôle (et de bien d’autres) : Maria Callas. Je peux vous révéler que lorsque le public entrera dans le théâtre il verra un immense portait de cette artiste – cette célèbre photo où elle regarde derrière une fenêtre – et en bas sera écrit « sola, abbandonata in questo popoloso deserto…. » phrases que l’on trouve à la fin du 1er acte de cet ouvrage : un bel hommage je crois !
Il y a également une chose que je tiens absolument à rétablir (qui peut sembler un détail) parce que c’est Verdi qui l’a écrit et voulu ainsi. Dans le duo avec le père Germont, lorsqu’il vient lui demander de renoncer à son fils pour le bonheur de ses 2 enfants (« …de’ suoi due figli… »), la soprano parait étonnée d’entendre « …due figli… » : pourquoi ? Elle ne doit pas l’être parce qu’Alfredo lui a déjà tout dit sur sa famille, elle sait qu’il a une sœur, donc elle ne doit pas marquer l’étonnement à ce moment précis. Il suffit pour le vérifier de lire « La Dame aux Camélias » qui a servi de base à cet opéra : c’est écrit, mais la plupart des metteurs en scène ne le savent pas parce qu’ils n’ont pas la curiosité !!!
C.L. : Donc, mise en scène de Rigoletto : oui ou non ?
L.N. : Pas pour le moment. J’ai déjà 2 mises en scène à travailler, donc demain sera un autre jour. Pour revenir à la curiosité, je chantais Rigoletto à Ljubljana il y a une dizaine de jours et je donnais une conférence sur l’ouvrage. Je parlais du roi François 1er dont Victor Hugo s’est inspiré pour le personnage principal de sa pièce « Le Roi s’amuse » qui a servi de base à Verdi pour écrire Rigoletto. J’ai demandé au public s’il connaissait la ville de Saint-Paul-de-Vence ; certains savaient que Chagall y est enterré, mais je ne sais pas combien de personnes savent que les remparts de cette ville ont été renforcés par François 1er pour y abriter une partie de sa cour et plus particulièrement son « harem ». Je ne le savais pas mais avant de chanter cet ouvrage je me suis documenté et c’est ainsi que je l’ai appris.
Concernant la mise en scène de Rigoletto je me pose une question : à quelle période la représenter ? Comme je n’ai pas encore trouvé la réponse je vais continuer à chercher.
Corinne LE GAC