Vous avez dit œuvre mineure ? Ce serait faire insulte à son compositeur, Giuseppe Verdi, de qualifier ainsi cet ouvrage. Mineure parce que moins jouée sur les scènes mondiales : cela est vrai et on ne peut que le regretter. Depuis combien de temps Ernani n’a pas été représenté sur notre grande scène nationale ? Il faut remonter à 1982 pour entendre une version concertante au Théâtre du Châtelet, mais pas de version scénique à l’Opéra Bastille ou Garnier. Ce n’est guère mieux en province où l’on retrouve entre autre une trace de l’ouvrage à Marseille en 1976 et 1985, à Nice en 1993, Montpellier en 1999 et Monte-Carlo l’année dernière. Alors pourquoi ce désintérêt ? Certes l’ouvrage n’a pas la puissance d’un Don Carlo ou d’un Otello, mais doit-il pour autant être négligé ?
Le triomphe de Nabucco deux années plus tôt (22 représentations successives au Théâtre Ducal de Parme) oblige Verdi à un « nouvel exploit ». Ce ne sera pas le cas avec I Lombardi qui fut un fiasco à Venise, mais il décide de s’attaquer à Ernani avec toute l’énergie qui le caractérise. Il lui arrive même parfois d’écrire d’abord la musique puis de l’imposer à son librettiste Piave, ce dernier devant alors s’adapter… Cette œuvre est particulièrement intéressante du point de vue de sa composition musicale, parce qu’elle ouvre la porte à des ouvrages majeurs tels que Rigoletto ou Le Trouvère, qui feront la renommée de Verdi. Tout en conservant le thème de la liberté, cher à son cœur, il renonce à l’emphase des opéras dits patriotiques (Nabucco notamment). Son autre préoccupation est de coller parfaitement à l’esprit du drame de Victor Hugo dont il s’inspire (Hernani). Son adaptation doit être la plus fidèle possible, même s’il prend quelques libertés notamment en matière de concentration de l’intrigue. Il n’y a pas encore de grande caractérisation musicale des personnages, mais la maîtrise du mélodrame lyrique romantique frôle la perfection. Vocalement le rôle de Silva ouvre la voie aux grands rôles de basses (le futur Philippe II du Don Carlo), et celui de Carlo inaugure la lignée des« barytons-Verdi » nécessitant une technique particulière, que l’on retrouvera plus tard notamment chez des personnages tels que Luna, Rigoletto ou Posa.
Dans la production que propose l’Opéra Royal de Wallonie (en co-production avec l’Opéra de Monte-Carlo), ce que l’on remarque au premier coup d’œil est le raffinement du décor. Tout en sobriété, et c’est justement ce qui fait sa force. Les références aux grands peintres tels que Vélasquez – pour le côté obscur – ou Delatour pour ses douces lumières, nous accompagnent tout au long de l’ouvrage. Il faut y ajouter de superbes costumes, mais aussi et surtout cette formidable idée de l’immense miroir en fond de scène qui nous offre ainsi les deux facettes des personnages. Sobriété également dans la direction d’acteur (Jean-Louis Grinda), permettant de se concentrer sur l’intériorité du jeu de l’interprète plutôt que de le faire « gesticuler » souvent inutilement. Il faut bien évidemment posséder des chanteurs/acteurs, ce qui n’est pas toujours le cas ici et je pense particulièrement au ténor Gustavo Porta qui reste un piètre acteur malgré des efforts louables.

Vocalement le résultat est pour le moins contrasté. Commençons par le point faible : le ténor. Sans avoir totalement démérité, quelques moments furent même beaux, il reste très en deçà de ce que l’on attend dans ce rôle. Comme dans tous les ouvrages de Verdi, et même ceux de sa jeunesse, il y a une exigence dans la ligne de chant qui n’a pas été évidente chez Gustavo Porta. Le timbre n’est pas désagréable, il lui arrive parfois de bien nuancer, mais dans l’ensemble la projection est mal contrôlée et surtout le soutien nécessaire à une émission de qualité est totalement absent. Il en ressort une ligne de chant approximative, un sens du légato quasiment inexistant, et un résultat loin d’être toujours agréable à entendre.
Sa partenaire Elaine Alvarez offre un chant encore un peu jeune certes, manquant de maturité pour ce rôle, mais le timbre est agréable et la technique nettement plus aboutie que celle du ténor. Quelques notes hautes sont encore un peu acides, mais les graves sont somptueux et le phrasé remarquable. Elle excelle notamment dans les cabalettes où son agilité est particulièrement spectaculaire : une artiste à suivre.
Dans le rôle de Silva on retrouve la basse bulgare Orlin Anastassov. Il a conservé des graves absolument magnifiques, mais force est de constater que sa voix monte et lui procure désormais une grande facilité dans le haut registre. Scéniquement il est toujours aussi statique, mais n’est-il pas un vieux noble ?…
Je terminerai par le meilleur interprète vocal de la soirée, le baryton belge Lionel Lhote. Il faudrait inventer des superlatifs pour décrire à sa juste valeur sa prestation. Le timbre est riche, la technique parfaite, les inflexions justes, la diction remarquable… Je pourrai continuer longuement à louer toutes ses qualités, mais un seul qualificatif suffit : parfait ! Il y a longtemps que je n’avais entendu une voix aussi saine et incroyablement harmonieuse ; il est tout à fait dans la tradition des grands « barytons Verdi » dans la lignée de Rénato Bruson, ou Léo Nucci.
Pas grand-chose à dire sur les rôles secondaires, dont les apparitions ne sont pas suffisamment significatives pour les apprécier. Le chœur est bien en place, sous la direction de Pierre Iodice, qui a produit un remarquable travail à l’Opéra de Marseille et à qui l’on peut souhaiter le même résultat dans sa nouvelle « maison ».
Pour terminer, comment ne pas être sous le charme de la direction musicale du maestro Paolo Arrivabeni. Dès les premières notes de l’ouverture on sait que la soirée sera réussie. Il y a dans sa direction une telle exigence, une
incroyable sensibilité, que le résultat est d’une grande beauté. Il est en totale harmonie avec ses musiciens mais aussi avec les interprètes vocaux, qu’il « porte » tout au long de l’ouvrage ; ses choix de tempi sont judicieux et il impose une cadence infernale dans les cabalettes, qui donne à l’œuvre un formidable rythme.
Ce fut donc une soirée très agréable avec, encore une fois dans ce superbe Opéra Royal de Wallonie, la chance d’entendre un ouvrage un peu trop négligé par d’autres grandes scènes internationales.
Corinne LE GAC