Festival de Bayreuth: le Meistersinger visionnaire de Barrie Kosky

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Johannes Martin Kränzle, Beckmesser © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath
Johannes Martin Kränzle, Beckmesser © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Barrie Kosky fait cette année sa grande entrée au Festival de Bayreuth avec une nouvelle mise en scène visionnaire et audacieuse des Meistersinger. Une mise en scène peaufinée dans les moindres détails, complexe et foisonnante, mais à la fois totalement simple à appréhender, comprendre et apprécier:  le propos en est aussi élaboré que la ligne en est claire! Les techniques contemporaines du live-stream (sur BR Klassik) ou du différé au cinéma, puis, déjà, de  la rediffusion en ligne (BR Klassik encore, mais géolocalisé pour la seule Allemagne) offrent des possibilités de retour sur image qui permettent de pénétrer plus avant dans les détails de la mise en scène conçue par l’actuel Directeur de l’Opéra comique de Berlin.

La mise en scène se déploie en quatre décors successifs qui ordonnent la logique de la vision de Barrie Kosky: l’intérieur surchargé  opulent du grand salon de Wahnfried placé dans un grand caisson occupant toute la scène, les parois de la grande salle du tribunal où se tint le  procès de Nuremberg juste après la seconde guerre mondiale entourant une verte prairie avec pour seul élément de mobilier la barre des accusés, la même salle avec plancher et mobiliercomme dans les livres d’histoire, et enfin, ultime clé de lecture, l’orchestre placé sur un podium comme dernière vision du spectacle. Les somptueux décors de Rebecca Ringst impriment ainsi leur propre rythme à l’opéra: au foisonnement de détails du salon succède en contraste le choc de la salle du procès et le dépouillement de la prairie, lieu de réflexion, auquel succède l’affluence du concours de chant dans la salle du procès pour se terminer par un gros plan sur l’orchestre, sur la seule musique, de la musique après toute chose.

Barrie Kosky, petit-fils d’émigrants juifs installés en Australie, est le premier metteur en scène d’origine juive à diriger une production à Bayreuth, et précisément celle des Maîtres chanteurs, un opéra qui fut célébré par les nazis comme le modèle même de leur vision de la culture allemande, le seul opéra d’ailleurs qui ait été joué à Bayreuth lors des festivals de 1943 et 1944, tout un symbole. Kosky, après un premier mouvement de refus de la proposition de Katharina Wagner, a longtemps hésité et réfléchi avant d’accepter de s’attaquer à l’oeuvre. Le résultat de cette maturation est si exceptionnel qu’il peut déjà être considéré comme un jalon déterminant dans l’histoire du festival. 

Barrie Kosky place Richard Wagner au centre de son propos, avec une approche contrastée faite sans doute d’une certaine répugnance à l’encontre de l’homme et d’une admiration certaine pour son oeuvre, qu’il a déjà eu l’occasion d’aborder dans des mises en scène précédentes. Il a cherché à présenter la question de l’identité et de la culture allemandes  au regard de Wagner, une identité ici nourrie du passé littéraire et artistique de Nuremberg, mais qui s’est aussi construite dans l’ostracisme du bouc émissaire juif, objet à la fois autant de crainte et de répulsion que de sarcasme et d’humiliation. Kosky n’apporte pas de nuances à l’anti-sémitisme de Wagner qu’il définit clairement et dont il souligne tout aussi clairement les répercussions et l’utilisation  dans la période nazie. A la question de l’entourage juif de Wagner (Hermann Lévi, Carl Tausig, entre autres), il affirme que le maître de Bayreuth n’eut pas d amis juifs, mais qu’il les avait utilisés à son meilleur profit.

Les maîtres chanteurs à Wahnfried © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath
Les maîtres chanteurs à Wahnfried © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Pendant l’ouverture, nous découvrons le grand salon de Wahnfried luxueusement meublé, avec sa bibliothèque et ses nombreux portraits, et son grand piano. Rebecca Ringst reproduit fidèlement le salon, on retrouve par exemple le portrait de Louis II, mais à bien observer le décor, on note la présence d’un intrus, un auto-portrait de Dürer qui ne figure pas dans les collections de WahnfriedWagner y accueille ses invités, Franz Liszt et le Kappelmeister Hermann Lévi récemment arrivé de Munich.Cosima souffre de migraine. On apporte des colis que Wagner ouvre avec délectation, un coffret de bois contenant des parfums, une étole de soie et le grand portrait de Cosima que Franz von Kaulbach  vient dans doute d’achever. Wagnerasperge ses invités de gouttes de parfums, ce dont ils se montrent dégoûtés. Le piano s’ouvre par le dessus et en sortent une série de quatre personnages costumés en Wagner. Au cours de la soirée, Wagner se met au piano, il va jouer des extraits de ses  Meistersinger, dont il distribue les rôles. Lui-même sera Hans Sachs, un de ses doubles jouera Walter von Stolzing, un autre l’apprenti David, Liszt sera Veit Pogner et Cosima prendra le rôle d’Eva, enfin Hermann Lévi devra jouer le rôle le plus ingrat, celui de Beckmesser. Le soir tombe, les lumières se tamisent et des servantes apportent des chandeliers, Wagner fait s’agenouiller tout le monde pour la prière, y compris Hermann Lévi qui, de confesssion israélite, essaye un moment de se dérober, mais sur lequel Wagner et Liszt font pression pour qu’il singe les gestes de la prière chrétienne. Le salon fait à présent office d’église Sainte-Catherine: les choeurs chantent et Stolzing-Wagner va faire sa déclaration à Eva-Cosima. L’action a commencé.

Si Wagner se décline en quatre avatars lors de l’ouverture et qu’on peut y voir une identification du compositeur à plusieurs de ses personnages, de David l’apprenti zélé et enthousiaste à Hans Sachs, le poète chanteur de la maturité en passant par Stolzing, amoureux éperdu et auteur compositeur génial, c’est très vite l’identification à Hans Sachs qui domine, même si au final on reverra les quatre autres avatars reprendre leurs costumes wagnériens, Barrie Kosky soulignant ainsi les multiples identifications du compositeur à ses personnages. Tout le premier acte se déroule dans le grand salon de Wahnfried avec bientôt l’irruption des maîtres chanteurs en grands habits Renaissance  et la demande de Stolzing de pouvoir être admis dans la confrérie. Pour l’épreuve de chant pendant laquelle la règle veut que le juge
soit caché pour noter les manquements aux règles de composition et de tablature, les maîtres chanteurs construisent un isoloir réalisé avec les différents grands tableaux du salon de Wahnfried dont le tableau de Cosima par Kaulbach et une toile représentant le jeune Wagner. C’est sur le dos de cette toile qu’on se rendra compte que le marqueur Beckmesser a noté les manquements de Stolzing. Beckmesser, alias Hermann Lévi, qui semble dès le premier acte très attaché à son travail de marqueur et au respect minutieux et scrupuleux des règles de la tablature. n’est pas encore à ce stade vraiment stigmatisé, même si on se rend déjà compte de sa différence, que l’on peut à ce stade encore mettre sur le dos du rôle plutôt ingrat qui lui est assigné. Les maîtres chanteurs se montrent partagés sur les qualités du chant de Stolzing. L’un d’entre eux, dont le costume et la physionomie rappellent ceux de l’auto-portrait de Düreraccroché aux murs du salon de Wahnfried, tombe littéralement amoureux du chant (et peut-être de la personne) de Stolzing qu’il dévore du regard et sur lequel il n’hésite pas à porter ses mains dont il ne semble plus avoir le contrôle, clin d’oeil peut-être de la mise en scène aux moeurs (ou à l’orientation sexuelle si l’on préfère la formulation plus récente) de Dürer et en tout cas figure de proue de la culture allemande  contemporaine des maîtres chanteurs. Le premier acte est encore  animé par les interventions animées du choeur qui arrive au déboulé par la grande porte arrière du salon avec des mouvements aussi colorés qu’explosifs comme une bande de joyeux lutins, «comme un essaim chantant d’histrions en voyage». Tout l’acte est un chef d’oeuvre de composition scénique. Barrie Kosky a un art consommé du tableau vivant, du placement des personnages et de la mise en mouvement des groupes scéniques, et un talent de coloriste qui résulte du travail coordonné de toute son équipe.

A la fin du premier acte, le caisson du décor de Wahnfried recule vers le fond de la scène tandis que descendent les parois de la salle du Tribunal international de Nuremberg où se déroulèrent de novembre 1945 au 1er octobre 1946 les procès des 24 principaux responsables du Troisième Reich, accusés de complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Sachs-Wagner vient se placer à la barre des accusés, ce dont on recevra l’explication au deuxième acte si on ne la perçoit pas immédiatement: Barrie Kosky considère que la question de l’identité  et de la culture allemandes qui se trouve au coeur de l’opéra de Wagner auquel nous sonnes en train d’assister mène au moins à l’interrogation sur la filiation entre son oeuvre et l’idéologie nazie. 

Au deuxième acte, en lieu et place d’une ruelle à Nuremberg, on découvre une prairie entourée des murs du tribunal, un décor extrêmement dépouillé qui va permettre le discours plus intérieur, plus réflexif des protagonistes: Hans Sachs  réfléchit à la possibilité de remporter le concours de chant, dont la main d’Eva est le prix, et de se remarier avec une jeune femme avant que la sagesse ne l’incvline à renoncer à cette idée; Veit Pogner qui se pose la question de savoir s’il est bien correct de marchander sa propre fille en la donnant comme prix d’un concours; Stolzing et Eva qui évoquent une fuite possible.  Ces réflexions sont interrompues par de nouvelles irruptions de la joyeuse bande des Nurembergeois qui viennent ici et là  animer le vide de la scène. Beckmesser quant à lui se rend de plus en plus impopulaire et finit par cristalliser l’ire populaire au point d’en devenir le bouc émissaire. Alors que Beckmesser essaye de convaincre Sachs de son chant en adressant une sérénade à Eva, la scène est envahie par la populace en furie qui s’attaque à Beckmesser, à la suite de David qui croyant que Beckmesser chantait la sérénade à sa fiancée, déguisée en Eva,  se saisit de son luth et le détruit. La foule fait  tomber Beckmesser à terre et le roue de coups sous un tableau de Wagner. On retrouve Beckmesser à terre la tête recouverte par un masque de Juif au nez crochu, pour lequel Kosky s’es sans doute inspiré la propagande nazie anti-juive. Une immense baudruche descend des cintres et se met à se gonfler pour représenter la tête énorme de ce même Juif caricaturé. On le sait, Beckmesser ne pouvait être Juif puisque les maîtres chanteurs historiques composaient des chants chrétiens, aucun Juif n’aurait pu devenir membre de leur corporation. Wagner avait fait de Beckmesser un pédant ridicule et haineux, l’antithèse de Sachs, qui figure le type même de la bonté, de la droiture et du bon sens. Kosky a voulu faire de plus de Beckmesser le réceptacle de toutes les peurs et de toutes les détestations de Wagner, et le fait massacrer par la populace en furie. L’idée et la crainte étant que derrière chaque Allemand peut se cacher un Juif, tout assimilé qu’il soit. L’énorme tête gonflable finira par s’affaisser sur Beckmesser jusqu’à l’engloutir. Scéniquement, la scène est très forte. La question de savoir si cet apport du metteur en scène est opportune a été tranchée par le public dés la première, entre les habituelles huées et les applaudissements nourris.

En troisième partie, la salle du tribunal de Nuremberg a reçu son mobilier à l’identique de celui de 1945 et, après la scène  de la composition de Stolzing que Sachs note avec ferveur, et que dérobe plus tard Beckmesser qui finit cependant par vavouer son larcin, le peuple est venu remplir la salle dans une profusion breugelienne. Kosky va ici à nouveau réussir d’extraordinaires compositions de grands tableaux avec le choeur figurant les nurembergeois, que de temps à autre il fait se figer dans des arrêts sur image d’autant plus étonnants, que, totalement immobiles, les choristes continuent de chanter. La grande horloge au fond de la salle du procès qui avait jusque là marqué les heures de la manière habituelle, se met à fonctionner à rebours  et à remonter rapidement le temps, une manière peut-être de relier le procès de Nuremberg, et, partant, l’idéologie nazie, avec le temps historique des maîtres chanteurs, et de montrer que cette idéologie s’est nourrie de la glorification et de la prétendue supériorité de la culture allemande. L’arrivée des maîtres-chanteurs est traitée avec les applaudissements du peuple qui salue l’arrivée de des maîtres, à l’exception de celle du dernier d’entre eux, Beckmesser, qui est accueilli par un silence pesant. Lors de l’épreuve, le chant raté de Beckmesser où il s’embrouille avec les mots qu’il croit avoir empruntés à Sachs est  traité par Kosky comme une parodie du Juif allemand écorchant l’allemand avec l’accent et les apports du yiddisch. Après le triomphe de Stolzing, le grand final apportera une espèce de solution à l’acte d’accusation dressé contre Sachs-Wagner dans la question de l’identité et de la culture allemandes: le choeur emporte le mobilier de la salle du procès, les parois de la salle se relèvent à demi et s’avance une plate-forme portant un orchestre figé qui se met à jouer, symbole  du génie musical de Wagner qui finit par le faire acquitter de tous les procès qui ont pu lui être intentés. Si la culpabilité de Wagner ne fait pas l’ombre d’un doute aux yeux de la mise en scène, la clémence lui est accordée en regard de l’ìmmense apport de sa musique.

Quoi qu’il en soit de la mise en scène et des questions qu’elle ne manque pas de  soulever, elle a en tous l
es  cas permis de porter la magnifique musique de Wagner.Toutes les parties se sont plues à souligner l’excellente atmosphère d’étroite collaboration entre le metteur en scène et son équipe, le directeur musical, celui des choeurs et les chanteurs. Partout il était question d’un accord quasi parfait, de l’intelligence commune quant à la place centrale du texte et de sa meilleure résonance possible, une donnée si importante quand il s’agit des Maîtres chanteurs qui n’ont pas été composés pour Bayreuth, un obstacle que rencontre ici tout directeur musical qui se voit confier cette oeuvre. Philippe Jordan donne ici une direction admirable et complice, toute en souplesse, accordant ici et là de longs moments de silence demandés par la mise en scène qui veut souligner un effet. Philippe Jordan. qui avait dirigé Parsifal à Bayreuth dans la mise en scène de Stefan Herheim il y a cinq ans fait ici sa première ouverture de festival avoue avoir profité de son expérience bayreuthoise. La question des techniques acoustiques nécessitait une étroite collaboration avec le metteur en scène, particulièrement pour un texte d’une écriture si différente d’autres grands opéras wagnériens. Jordan s’est plu à souligner également l’excellente collaboration avec le directeur des choeurs, Eberhard Friedrich, qui, en sa qualité de génie familier de la Maison, a pu communiquer son expérience de la relation du son aux décors et à la densité d’occupation de la scène, dont la variation est patente dans la mise en scène de Barrie Kosky. L’excellence tant de l’orchestre  que du choeur du festival a contribué à l’incomparable réussite musicale de cette production, portée par un plateau brillantissime. Michael Volle, un des meilleurs Sachs de l’histoire de cet opéra, porte l’oeuvre d’un bout à l’autre avec son immense talent, un jeu d’acteur truculent parfois, par exemple dans l’épisode initial des parfums et des soieries, mais le plus souvent expressif et sensible, d’une sincérité parfois bouleversante et d’une noblesse attachante. Le caractère opposé de Beckmesser, anti-héros de l’histoire, est magistralement porté par Johannes Martin Kränzle qui joue le rôle sans le caricaturer, avec une grande finesse d’expression, avec une justesse telle que l’on en vient à considérer avec une certaine tendresse ce personnage qui manifestement ne parvient pas à se mettre à distance de lui-même et s’enferre de plus en plus dans sa suffisance, ses prétentions et sa mesquinerie. Kränzle ne tombe jamais dans le travers pourtant si tentant d’un Beckmesser outrancier, son intelligence du rôle et du chant sont en tous points remarquable. Klaus Florian Vogt nous offre les hauteurs célestes de sa voix dorée et revêt le costume taillé  sur mesure de Walter von Stolzing, qui lui va comme un gant. Le chant du concours, de sa conception à son exécution finale, est un diamant d’une si belle eau dont on regrette qu`’elle s’arrête de ruisseler. La révélation de la soirée est le David de Daniel Behle, un ténor  connu pour l’ampleur et la diversité de son répertoire, dont la palette variée va du baroque aux musiques les plus contemporaines, qui a su ici se tranformer en un jeune homme de 15 ou 16 ans ingénu et passionné, à la fraîcheur primesautière, tout à son enthousiasme adolescent tant pour le chant, fasciné qu’il est par la tablature et la codification des genres, que pour sa bien-aimée Lenchen (le diminutif de Magdalene), de quelques mois son aînée, interprétée avec un talent assuré par Wiebke Lehmkuhl.  La grande basse wagnérienne Günter Groissböck, avec le magnifique masque de Liszt, donne toute l’ampleur sonore d’un Veit Pogner vigoureux et solide. La Cosima-Eva d’Anne Schwanewilms est moins crédible: sa migraine de l’ouverture semble plus simulée que réelle et son Eva constamment sautillante sur place, -comme un pantin à ressort-, pour exprimer joie, attente ou satisfaction ne rend en rien la fraîcheur d’une jeune fille amoureuse et impatiente. On a constamment la première image d’une Cosima théâtrale et un peu hystérique dans son affairement sous les yeux et même une changement de costume ne modifie en rien l’impression de départ. 

Au final, c’est, on l’a vu, la musique qui l’emporte. La dernière image d’un Wagner dirigeant l’orchestre dont le plateau vient de s’avancer sur scène est d’une force de conviction poignante.

Luc Roger

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