Le Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam est pour deux soirs l’invité du Festival de Lucerne. La premières soirée a connu la direction de Tugan Soghievdans des oeuvres de Brahms, Bartók et Tchaïkovski, un programme très diversifié dans lequel le chef ossète a démontré l’étendue de son talent.
Les Variations sur un thème de Joseph Haydn de Brahms développent huit variations et un final sur un thème extrait du choral Saint-Antoine de la Feldpartie en si bémol majeur de Joseph Haydn. Tugan Soghiev dirige les variations avec une précision minutieuse et une grande maîtrise technique, mettant en exergue le caractère distinctif de chacune des variations, les différentes formes et techniques qu’elles recèlent, un peu à la manière d’une démonstration cartésienne. La maîtrise contrapuntique deBrahms est mise en évidence dans une exécution très sobre et un peu austère. Le Maestro mène ensuite l’orchestre dans la culmination de la passacaille finale avec ses dix-huit répétitions, autant de petites variations des mêmes cinq mesures de la basse obstinée.
Après le sérieux extrême de cette prestation de haute volée technique, le concert va prendre une toute autre dimension avec le concerto inachevé pour alto de Béla Bartók, une oeuvre composée à l’été 1945 alors que le compositeur, exilé aux Etats-Unis et appauvri, est en phase terminale d’une leucémie qu’on lui a cachée. Tabea Zimmermann, une altiste passionnée, s’est attaquée aux esquisses autographes de Bartókpour tenter de comprendre les intentions originales du compositeur. Le résultat de ses recherches est tout simplement extraordinaire. La violoniste se présente dans une longue robe noire simple, près du corps, sur laquelle elle porte un caraco d’un somptueux tissu vieil or au tissage moderne, dont les longues basques flottent vers l’avant autour du corps. S’il faut évoquer ce costume, c’est qu’il semble avoir été créé spécialement pour l’exécution de l’oeuvre de Bartók : les basques flottantes vont se mouvoir au gré des mouvements de l’altiste et créer une chorégraphie vestimentaire qui va accompagner visuellement le jeu de la musicienne, C’est éclatant de beauté. L’intensité inspirée de l’altiste est confondante, elle donne corps au concerto de Bartók en lui prêtant la force décidée de sa concentration, en lui offrant son étonnante puissance. On est bien proche ici du thème clé du festival qui s’énonce cette année en une seule syllabe percutante, «Macht», et c’est bien cela qu’incarne la fabuleuse altiste : la force, la puissance, le pouvoir. L’orchestre amstellodamois se montre à la hauteur de la force intérieure et du charisme de la grande artiste qu’est Tabea Zimmermann. Un bonheur extrême, l’apex de la soirée.
En deuxième partie, Tugan Sokhiev dirige la première symphopnie de Tchaïkovski. Cet ancien directeur de l’Orchestre philarmonique de Russie, formé au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, est actuellement directeur musicale la fois du Capitole de Toulouse et, plus récemment, du Bolchoï. Il apporte ici toute sa proximité avec l’âme et la musique russes et sait communiquer cette connaissance intime de l’oeuvre à l’orchestre qu’il dirige avec une passion inspirée. Avec une telle direction, on est vite captivé par la beauté de ces Rêves d’hiver, qui sont autant de réminiscences hivernales du compositeur durant son voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou. Et c’est un régal, tout y est, la beauté plastique des bois, la sonorité fastueuse des cuivres, la vigueur et le velouté des cordes d’une symphonie dont les quatre mouvements dressent une sorte de paysage de l’âme, avec ce côté hanté du compositeur que la composition rendit malade au point qu’il osât plus composer la nuit. Pourtant, les nerfs détraqués du compositeur ne se font pas trop sentir dans cette musique souvent légère qui nous fait imaginer les tourbillonnements de la neige ou le passage d’une troïka attelée de trois chevaux filant à travers les flocons. Tugan Sokhiev et le Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam, très applaudis, ont donné en encore un passage enjoué de Vieuxtemps.
Luc Roger