Entretien avec le baryton Jean-Philippe Lafont. Opera World

Jean-Philippe-Lafont
Corinne LE GAC :
Après avoir interprété très récemment Le Bailli dans « Werther » de Massenet à l’Opéra de Paris, vous êtes ici à Marseille pour une création de Jean-Claude Petit « Colomba » : le plaisir est-il le même pour un rôle déjà interprété ou pour une nouveauté ?
Jean-Philippe LAFONT :
Le plaisir est d’abord celui d’être sur scène, d’être invité par une direction artistique, d’être invité par le public parce qu’être invité par une direction artistique sans le public cela ne voudrait pas dire grand-chose, de chanter à Marseille une fois de plus et pour une création cela ajoute à l’émotion. On se dit qu’on est les premiers à écrire une nouvelle page lyrique, qu’on a été choisi pour cette création, pour des qualités qui sont les nôtres, et c’est particulièrement plaisant. Cela s’ajoute au plaisir d’être sur scène comme cela a été le cas pour une énième représentation de « Werther » à laquelle vous avez assistée ; il n’y a pas un plaisir qui ressemble à un autre et de toute façon on se doit d’être au niveau de l’attente et donc de donner à ce plaisir une consistance, que ce soit pour un ouvrage comme « Werther » que personne ne découvre, ou pour « Colomba » que tout le monde va découvrir. C’est un plaisir sans cesse renouvelé ! L’opéra heureusement se renouvelle, alors qu’à une époque il était un peu le parent pauvre de la création, et un art qui ne se renouvelle pas c’est un art qui rentre au musée ; donc heureusement qu’il y a des créations comme cette « Colomba » ou celle qui a été donnée l’année dernière à Lyon, « Claude » de Thierry Escaich mise en scène d’Olivier Py et qui a très bien fonctionné. Ce qui est vraiment plaisant c’est de se rendre compte que l’opéra suscite de vrais talents de créateurs et que des maisons d’opéra n’hésitent pas à faire appel à eux. Le plaisir est le même, le plaisir est différent, mais l’enthousiasme se doit d’être identique.
C. LG.
Si un jeune chanteur venait vous demander des conseils, autres que techniques, que pourriez-vous lui dire ?
J-Ph. L.
De bien réfléchir avant d’embrasser cette carrière parce que c’est un métier très difficile, de plus en plus difficile, je m’explique : il y a de plus en plus d’artistes, les frontières sont ouvertes et heureusement parce que l’art est international. Il y beaucoup de monde sur un marché qui n’est pas pléthorique, qui révèle de moins en moins de productions et de plus en plus de contraintes budgétaires. Il y a beaucoup de monde très bien préparé, surtout pour les artistes étrangers, contrairement aux artistes français (et il y aurait beaucoup à dire sur ce problème). Donc je lui dirai qu’avant de chanter, de penser à jouer la comédie, qu’il pense à bien faire le distinguo entre ce qu’il veut faire, ce qu’il peut faire, et ce qui lui sera proposé. Ce jeune aura certainement fait des études et je lui conseillerai de bien faire réflexion entre ce que ces études pourraient lui apporter dans son avenir, de la profession qui pourrait en découler, et une carrière certes formidable mais qui ne lui donnera peut être pas toute satisfaction. C’est merveilleux de rêver mais un jour il faut se réveiller et être tout à fait capable de prolonger le rêve en activité : il faut surtout peser le pour et le contre. Lorsque je fais travailler des jeunes, je suis un peu le « père fouettard » parce que je ne suis pas le premier à les engager à poursuivre dans la voie qu’ils pensent être la leur et qu’en toute conscience je ne pense pas que ce sera la leur véritablement. Voilà ce que je peux donner comme conseil : aujourd’hui il ne faut pas être bien, il faut être mieux ! Moi quand j’ai débuté ma carrière, il y avait moins de monde, il y avait pas tous ces artistes venus des pays de l’est, tous ces gens venus du lointain orient. Donc il faut être très sévère avec soi même et ne pas croire au miroir aux alouettes.
C. LG.
Les metteurs en scène se font de plus en plus remarquer et pas toujours positivement : quelle est votre opinion sur les « relectures » des ouvrages ?
J-Ph. L.
Pourquoi relecture ? Lecture me suffit ! Quand on sait lire un texte, un bon texte évidemment parce qu’il y a aussi de mauvais textes, il faut le lire, éventuellement le lire une deuxième fois et ainsi découvrir des choses qu’on n’avait pas lu la première fois. Si vraiment le chapitre m’intéresse je le re-relis, mais ce n’est pas une relecture : c’est une nouvelle lecture. Parce qu’une relecture, dans le sens où vous me posez la question, c’est pour s’approprier le texte, pour faire autre chose que ce qui est écrit en quelque sorte ; pour se servir d’une façon minimale d’un texte et puis on diverge. Je me souviens d’un grand metteur en scène qui vient de disparaître Patrice Chéreau, qui avait monté « Les Contes d’Hoffman » à Paris Garnier (puisque Bastille n’existait pas encore) ; je ne sais pas s’il n’avait changé que ce mot mais je vous donne l’exemple : le personnage de Dappertutto chante cet air « Scintille diamant… » mais dans la mise en scène il n’y avait pas de diamant. Il ne voulait pas s’adresser au diamant mais à tout autre chose, je ne me rappelle plus véritablement la mise en scène, mais « diamant » le gênait et le baryton a chanté « Scintille brillamment… ». Pour moi ça c’est une faute, c’est une malhonnêteté de la part d’un homme qui s’est révélé par la suite un grand metteur en scène ; je dirais même que c’est une faute professionnelle ! On n’a pas le droit, sauf dans une création, 100 ans ou 150 ans après de le tripatouiller ! On peut prendre pour exemple la mise en scène de « La Fanciulla del West » qui se donne actuellement à l’Opéra de Paris, que je n’ai pas vu mais des amis qui ont toute ma confiance m’en ont parlé. Cet ouvrage se passe au Far-West, tout le monde le sait, et je veux bien que l’on ne veuille pas toujours faire la même mise en scène mais de là à la mettre dans un climat nazi avec un empilage de vieilles bagnoles qui par la suite s’ouvrent pour laisser la place à un grand escalier style Le Lido, avec Minnie descendant toutes cuisses dehors, superbe, avec derrière elle le lion de la Métro Goldwyn Meyer rugissant !!! Bien évidemment le metteur en scène, que je connais bien, pourrait s’en expliquer et nous ferait passer pour des imbéciles parce que lorsque ces gens nous expliquent leur mise en scène, ils veulent absolument passer pour des génies et nous pour des c..s, excusez-moi l’expression : il y a des limites à tout ! Au lieu des relectures, déjà qu’ils sachent lire et qu’ils soient plus directeurs d’acteurs que faiseurs de spectacles ! Parce que personnellement je n’ai pas beaucoup vu de metteurs en scènes de lyrique être directeurs d’acteurs ! J’ai vu des gens qui faisaient de beaux spectacles, mais ensuite nous étions livrés à nous même. Bien sûr il y avait un très grand décorateur, un superbe luminariste, c’était magnifique, mais au niveau de la direction d’acteurs je pense que si M. Jean Vilar était venu il n’aurait pas beaucoup apprécié ! C’est la raison pour laquelle nous, les chanteurs lyriques, nous sommes considérés comme de fieffés comédiens.  J’en ai fait personnellement l’expérience lorsque j’ai voulu avoir un imprésario pour le cinéma et le théâtre ; on m’a présenté comme chanteur lyrique et la réaction a été immédiate « j’en veux pas !!! ». Une autre fois on a montré des extraits de ce que j’avais déjà fait, sans révéler mon véritable métier, et la réponse a été « je le veux !!! ».  Donc que les metteurs en scène soient de vrais directeurs d’acteurs et alors on verra, mais ils se servent des ouvrages pour rebondir et pour exprimer leur volonté, leur infirmité quelque part : ce que je dis est peut-être dur mais c’est ainsi. Je vais vous donner un second exemple : je devais chanter « Les Noces de Figaro » à Bruxelles, on avait pas mal travaillé, le metteur en scène était compétent. Trois jours avant la première, on passe au maquillage et on nous maquille en clown !!! Je chantais le rôle du Conte avec une débutante qui s’appelait Karita Mattila, et j’ai pris une colère terrible parce que j’ai dit : excusez-moi, mais tout ce qu’on vient de faire pendant le mois de répétitions est complètement détruit par ce que je vois ! Il aurait fallu nous en parler avant mais là vraiment je ne peux pas, je m’en vais ! Alors ils ont un peu adouci le maquillage, parce que lorsque je me regardais dans le miroir je ne voyais qu’un clown et je ne comprenais pas pourquoi ! Tout cela parce que le metteur en scène était ami avec le maquilleur et que ce dernier avait pensé que cela pourrait être bien ! Donc les relectures…
C. LG.
En dehors de l’opéra vous vous intéressez également au cinéma et au théâtre : avez-vous des projets dans ces deux domaines ?
 
J-Ph. L.
Oui j’ai des projets mais je ne peux pas en parler parce que pour l’un d’entre eux on m’a proposé d’aller voir une personne pour un casting au Théâtre de la Ville pour une pièce de Shakespeare « La Mégère Apprivoisée » avec un grand comédien qui sera Philippe Torreton mais je ne suis pas libre. Il y a d’autre part une possibilité d’une pièce de théâtre, un projet qui pourrait aboutir prochainement mais rien n’est définitif donc je préfère ne rien dire. Le théâtre est ma passion et je me demande même si il y a 40 ans je ne suis pas trompé de voie ; j’aurai peut-être dû aller vers le théâtre alors que je suis allé vers l’opéra ! Je crois que je mourrai sans avoir la réponse à la question. Cela dit il y en avait un dans le même registre, il n’y avait peut-être de la place que pour un artiste, un comédien, pas pour deux ; je parle de Gérard Depardieu qui incarne le type de personnage que j’aurai peut-être été. Il y avait déjà ce monstre là, mais encore eusse-t-il fallu que j’atteigne ce niveau !
 
C. LG.
Vous allez prochainement vous rendre à Madrid pour « Les Contes d’Hoffman » : quels seront ensuite vos nouveaux rendez-vous lyriques ?
 
J-Ph. L.
Je vais en effet à Madrid pour « Les Contes d’Hoffman » mais pas pour les 4 rôles ; j’aimerais d’ailleurs savoir si je pourrais encore les faire ? Je crois que oui mais c’est plus une question de résistance physique qu’un problème vocal. Quoi qu’il en soit le problème ne se pose pas puisque je vais interpréter le rôle de Crespel, que j’ai déjà fait à l’Opéra de Paris il y a un an. Ensuite je devais aller à Stockholm pour un « Pélléas et Mélisande » mais la direction du théâtre vient de changer et ne veut pas de cet ouvrage prétendant qu’il ne marchera pas. C’est vrai que « Pélléas et Mélisande » a déjà beaucoup de mal à bien fonctionner en France, c’est dommage parce que c’est un de mes opéras préféré, mais je reconnais que ce n’est pas un opéra très populaire pour toutes les raisons du monde. Il se pourrait donc que j’aille faire « L’Elixir d’Amour » en remplacement ; ensuite je vais m’amuser à Genève en faisant « Boum » de « La Grande Duchesse de Gerolstein »  et après je vais à Bari chanter dans « Les Dialogues des Carmélites ». Dans la foulée je ferais « Pélléas et Mélisande » à Hambourg et ce sera mon dernier parce que Golaud n’a pas 64 ans, mais je le ferai pour la troisième fois dans ce théâtre et dans une très jolie production. Je suis très content d’y aller et au milieu de tout cela je vais donner des master-class. J’en ai trois : une à Villecroze, pas très loin d’ici, une à Evian, et juste après Marseille et avant Madrid je vais dans les usines Renault. J’avais déjà donné une conférence et fait chanter quelques jeunes, mais pas là où on monte les voitures, là où on crée les voitures, dans ce lieu où 12.000 personnes réfléchissent aux prochains modèles. Par exemple savez-vous combien de personnes travaillent à l’élaboration d’un rétroviseur ? 200 !!! Donc j’ai été faire cette séance entre 12h00 et 14h00 par trois fois, parce que la salle n’est pas très grande, et en sortant de chaque séance je voyais des gens faire la queue dans le couloir. J’ai demandé ce que ces personnes attendaient et l’on m’a répondu qu’elles s’inscrivaient parce qu’elles voulaient travailler avec moi ! Il y a eu 133 personnes qui se sont inscrites mais il était impossible d’en garder un tel nombre et il a fallu faire un tri. Au final il reste un peu plus de 50 personnes. En accord avec la Direction et le comité d’entreprise, j’ai mis en place des groupes de 4 personnes qui vont apprendre par exemple à mieux parler en public, à s’extérioriser parce qu’ils sont un peu trop timides… Je suis content parce que le fait de m’avoir entendu parler et chanter a donné à ces personnes l’envie de comprendre un peu mieux comment cela se passait.
 
C. LG.
Pour terminer, une question d’ordre un peu plus privé : en dehors de vos occupations professionnelles, comment utilisez-vous votre temps libre (lecture, sport…) ?
 
J-Ph. L.
Je devrais faire ce que je ne fais pas et qu’il va falloir que je fasse : refaire du sport ! Parce que j’ai pris quelques kilos vraiment par trop superflus et cela me pose des problèmes pour le soutien du souffle. Si j’ai de temps en temps quelques soucis de sons qui peuvent manquer de stabilité, il ne faut pas se leurrer cela vient d’un soutient qui laisse à désirer. Donc il faut que je reprenne une dynamique physique que j’ai un peu laissé tomber. Autrement je lis beaucoup, et j’ai commencé d’ailleurs une activité que je vais poursuivre puisque j’ai lu et enregistré le dernier livre de Roselyne Bachelot sur Verdi Amoureux et j’ai eu un grand plaisir à le faire ; il y a 7 à 8 heures de lecture à enregistrer mais je n’ai pas vu le temps passer. Lorsque je suis dans une grande ville je vais dans les musées mais c’est vrai qu’en ma qualité d’ancien sportif je m’intéresse beaucoup à de nombreux sports. Ayant beaucoup pratiqué le sport maintenant je n’ai pas honte de le regarder à la télévision dans un fauteuil. Mais je vais quand même reprendre quelques activités physiques pour me sentir mieux dans mon corps ! Hélas les jours passent trop rapidement et je voudrais faire beaucoup plus. J’avais mis en place une structure qui mettait en rapport de jeunes chanteurs en herbe avec des maisons de retraite (Association Music O ‘ Séniors) qui donnent entre 120 et 150 concerts par an mais je ne peux plus y participer faute de temps. C’est une expérience formidable pour tous ces jeunes chanteurs et c’est un grand plaisir pour les personnes âgées d’entendre des airs qu’ils connaissent ou d’en découvrir d’autres.
J’aimerai m’occuper encore plus d’associations caritatives mais le temps vient à manquer ; néanmoins je profite de la vie, j’espère intelligemment, je ne reste pas cloitré chez moi, somnolant. Je m’intéresse également à l’actualité, politique ou pas, pour comme on dit essayer d’être dans le courant.
 
 
 
 
 
 
MARSEILLE Le, 19 Février 2014