On a pu assister hier soir par des temps caniculaires, sans doute encore plus accablants pour les chanteurs portant perruques et costumes de scène que pour un public qui avait souvent tombé la veste ,à la recréation mondiale d´Il Germanico in Germania de Nicolo Antonio Giacinto Porpora. Par ces chaleurs inhabituelles dans la vallée de l´Inn, Le Tiroler Landestheater était l´endroit où il fallait être pour frissonner… de bonheur. Alessandro de Marchi, l´excellent directeur musical qui préside depuis plusieurs années aux destinées du Festival de musique ancienne, nous a offert avec l´Academia Montis Regalis et un plateau de chanteurs de tout premier plan une première qui devrait rester dans les annales de l´opéra puisque c´est la première fois depuis la création d´Il Germanico en 1732 à Rome que l´opéra complet est mis en scène et représenté. La mise en scène a été confiée à Alexander Schulin, qui avait déjà travaillé avec Alessandro De Marchi à Innsbruck lorsque ce dernier avait repris les rênes du festival des mains de René Jacobs en 2010, pour une Olimpiade de Pergolesi.
Le livret de Niccolò Coluzzi insiste sur les divergences de point de vue et d´attitudes des protagonistes qui poursuivent des objectifs divers qui se rencontrent rarement, où l´amour et l´affection entrent en conflit avec l´honneur et les valeurs patriotiques dans la situation typique d´une guerre de conquête et d´occupation. Même si aujourd´hui la psychologie des personnages telle que le livret la décrit peut nous sembler abracadabrante, -on imagine par exemple mal le général Germanicus, victorieux des Germains, torturé par le doute et empreint de sensiblerie quant au sort à réserver à Arminius et à sa famille-, Alexander Schulin la traite avec une grande intelligence scénique et la met parfaitement en lumière. L´opéra dure près de cinq heures et comporte de très nombreux récitatifs avec des arias aux reprises systématiquement ornementées qui permettent de mettre en valeur la virtuosité vocale des interprètes qui peuvent aussi à loisir varier ou renforcer l’expression des états d’âme des personnages. Alexander Schulin travaille en parfaite intelligence avec Alessandro de Marchi, sa mise en scène valorise les tempi de la musique baroque. Ainsi dans les arias, par des jeux subtils du plateau tournant, les chanteurs peuvent-ils se déplacer dans des décors légèrement différents pour interpréter une reprise d´aria avec des nuances de charge émotionnelle en donnant des accents et des couleurs différentes au texte répété. Comme dans son Pergolèse Schulin met en lumière le réalisme psychologique des personnages dont les affects et les intérêts particuliers sont parfaitement dessinés dans l ´intensité de leurs passions et de leurs souffrances, dans le déchirement de leurs conflits intérieurs, évidents par exemple dans le personnage de Rosmonda écartelée entre l´amour pour l´époux, l´inquiétude pour l´avenir de son enfant et le devoir filial et l´amour pour un père qui a choisi une voie politique opposée á celle de son mari. On trouvera bien de petits bémols à cet excellent travail comme l´encombrante, l´énorme poupée, représentant le fils de Rosmonda qu´elle trimbale à bras portants pendant de trop nombreuses scènes et qui traîne parfois de ci delà, ou les inutiles pitreries de Cecina, clown chantant qui essaye peut- être ainsi de divertir son adorée prise par le doute relationnel. Mais ce sont là peccadilles qui n´entament pas le travail remarquable de la mise en scène qui travaille aussi par des plans suggestifs et oniriques, en faisant par exemple circuler comme dans un rêve les différents protagonistes qui posent en prenant les expressions et les mimiques de leurs attitudes respectives en contraste avec le point de vue exprimé par le personnage en train de chanter.
Le décor d´Alfred Peter surprend un peu en début d´opéra, où des constructions certes romaines sont recouvertes de filets de camouflage typiques de nos guerres plus contemporaines et fort laids au demeurant, la guerre n´ayant que rarement des buts esthétiques. On se rend cependant très vite compte de l´ingéniosité de la construction des décors placés pour partie sur un plateau tournant utilisé à bon escient qui en présentera successivement des aspects différents pour créer la diversité des lieux de l´action, du palais de Germanicus à la prison d´Arminus, avec des variations et des ajouts d´éléments de décor, comme par exemple une très romaine allée de cyprès. La mise en scène, les décors et les superbes jeux d´eclairage (Alexander Paget) contribuent à dynamiser le contenu du livret tout en collant étroitement à la progression des formes musicales. Un travail des plus remarquables qui tient le spectateur en haleine tout en le maintenant sous le charme. Malgré la durée du spectacle, malgré la chaleur, on ne sent à aucun moment le temps passer tant on est pris par un spectacle porté avec passion et amour par le travail de professionnels aussi qualifiés qu´enthousiastes.
Tous les interprètes sont excellents, Alessandro de Marchi a convié des chanteurs et des chanteuses baroques du plus bel orient. A tout Seigneur tout honneur, la mezzo irlandaise Patrizia Bardon donne une interprétation absolument fabuleuse du rôle titre dont elle décline la palette émotionnelle avec un charisme, une maîtrise et une sensibilité musicale époustouflants. Ses modulations ornementales, son jeu théâtral d´une exquise intensité dans le «Nasce da valle impura» du deuxième acte relèvent de la théophanie. Plus loin, son «Per un momento ancora soffri, fedele amante!» laisse pantois d´admiration. A chaque reprise de l´aria, elle nous fait découvrir un nouvel aspect du texte, c´est stupéfiant d´intelligence et de beauté, et cela lui vaut à chaque aria des explosions d´applaudissements et de bravi enthousiastes. L´Arminio du contre-ténor David Hansen est également remarquable et remporte les mêmes suffrages. Si le jeu théâtral est plus sombre et torturé, avec un corps qui semble devoir se ramasser sur lui-même pour en extraire les meilleurs effets sonores, le chant doté d´une intensité magnifique s´élève vers des aigus à peine croyables. Son «Parto ti lascio» du deuxième acte est à faire pleurer les anges de joie et d´émotion, de même que son duo de la fin du troisième acte avec Rosmonda, un «Se viver non poss´io» déchirant de beauté. Et son talent est tout aussi splendide dans les récitatifs, où il parvient à imprimer des accents inédits. On cite sans doute rarement un récitatif, pourtant son interprétation de «E questa l´ara, non vacilla e trema» mérite qu´on s´y arrête. La soprano suédoise Klara Ek incarne avec talent le personnage déchiré de Rosmonda, avec son timbre clair, de la précision dans l´intonation et une puissance vocale alliée à un sens aigu de l´interprétation dramatique, notamment dans le duo déjà évoqué et dans son aria «Dite che far degg´io?» avec de belles varaitions de colorature. Le ténor it
alien Carlo Vicenzo Allemano, à l´aise dans le répertoire baroque comme dans le belcanto, donne un Ségeste au personnage bien campé, avec un beau ténor puissant aux couleurs parfois sombres, et une agilité fascinante dans le colorature dont son «Scoglio alpestre» est l´un des meilleurs exemples de la soirée. Hagen Matzeit, s´il s´est spécialisé dans les rôles de contre-ténor, est tout aussi à l´aise dans le baryton, et donne ici un Cecina vocalement réussi même si on ne comprend pas toujours bien les choix de mise en scène pour ce personnage. Enfin la soprano Emilie Renard, qui a remporté le concours Cesti ici même en 2013 offre son talent ingénu à Ersina, la soeur de Rosmonda, sans parvenir encore à décliner de grandes subtilités de variations dans la déclinaison des reprises de ses arias, mais avec beaucoup de charme et une belle assurance scénique.
Les superbes musiciens de l´Academia Montis Regalis font un travail d´interprétation d´une précision exquise et débordant de coeur à l´ouvrage pour nous transmettre leur passion et leur amour de la musique baroque. C´est un pur bonheur de les écouter et de voir leurs corps rythmer les tempi de Porpora. Alessandro de Marchi a réussi un nouveau coup de maître en ressuscitant cette oeuvre qu´on ne connaissait plus que par quelques arias. Son travail a comme il se doit été salué d´une standing ovation.
Prochaines représentations les 14 et 16 août au Tiroler Landestheater d´Innsbruck. Places restantes. Cliquer ici pour le chemin vers les réservations en ligne.
Luc Roger