Il ritorno d'Ulisse in patria au Festival de musique ancienne d'Innsbruck: une joie de tous les instants

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Matzeit (Pisandro), Bakonyi (Antinoo), Castoro (Anfinomo), Allemano (Iro),  Rice (Penelope), Unsgård (Melanto), Moen (Eurimaco),  (sur la scène): Melien (Giove), Harris (Nettuno), Solvang (Minerva),  Bernsteiner (Giuno) © Innsbrucker Festwochen / Rupert Larl
Matzeit (Pisandro), Bakonyi (Antinoo), Castoro (Anfinomo), Allemano (Iro),  Rice (Penelope), Unsgård (Melanto), Moen (Eurimaco),  (sur la scène): Melien (Giove), Harris (Nettuno), Solvang (Minerva),  Bernsteiner (Giuno) © Innsbrucker Festwochen / Rupert Larl

Il ritorno d’Ulisse in patria, premier opéra de l’édition 2017 du Festival de musique ancienne d’Innsbruck, résulte d’une production conjointe du festival tyrolien, de son directeur musical Alessandro de Marchi et de l’Opéra d’Oslo, où l’oeuvre recueillit un énorme succès lors de sa présentation en janvier 2016.

Monteverdi a placé l’expression des sentiments et des émotions des personnages au coeur de son oeuvre et c’est exactement ce qu’Alessandro de Marchi a voulu restituer dans sa reconstruction musicale du Ritorno d’Ulisse in patria, une oeuvre pour laquelle les documents d’origine sont plutôt rares et à la recomposition de laquelle le directeur musical a longuement travaillé pour aboutir à un remarquable résultat. De la ligne mélodique du Ritorno, on a surtout conservé la ligne basse à partir de laquelle les chanteurs et les divers instruments improvisaient. Alessandro De Marchi introduit les violons et les percussions, et fournit aux chanteurs et aux instrumentistes des lignes directrices pour l’improvisation. Il adjoint également avec finesse en prologue une oeuvre de Cavalli, la sinfonia a 12, insère habilement deux madrigaux de Monteverdi, le Madrigalo della Ninfa et le duet «Zefiro torna». Plus encore, le chef d’orchestre prend d’amusantes libertés, au-delà de l’introduction de bruitages attendus pour signaler ici la tempête, là les foudres de Jupiter: ainsi de la fin du deuxième acte, où De Marchi fait résonner les accents d’un orchestre de jazz, laissant libre court aux notes de la contrebasse bientôt rejointe par une batterie, pour un moment plein d’humour musical, qui n’est cependant pas étranger au langage musical de Monteverdi, et notamment dans la basse ostinato qui a des accents similaires à la note bleue du jazz.

L’humour justement est au coeur de la mise en scène du norvégien Ole Anders Tandberg qui, tout en conservant l’intensité tragique de l’oeuvre, la tend à l’extrême en donnant une interprétation scénique proche de la comédie shakespearienne au livret de Giacomo Badoaro et, partant, aux chants de l’Odyssée d’Homère dont il s’est inspiré. Rarement sans doute un public s’est-il autant diverti en assistant à un opéra de Monteverdi.

Ole Anders Tandberg place l’action dans un restaurant nommé Olympe au centre duquel est dressée une longue table de noces recouverte de nappes blanches. Les décors d’Erlend Birkeland reproduisent la grande salle d’un restaurant connu des Osloïtes, l’Olympen, qui se trouve dans un quartier du centre de la capitale norvégienne, dénommé, -cela ne s’invente pas-, Grønland. Ainsi l’action se trouve-t-elle déplacée de la mer Egée vers l’Atlantique Nord. Les parois du restaurant sont lambrissées de bois, où sont suspendues des marines. Une scène de théâtre dont le rideau est d’abord fermé forme le fond du restaurant, clin d’oeil shakespearien au théâtre dans le théâtre. Sur la droite, s’ouvre de temps à autre l’espace d’une cuisine aux carrelages blancs. Les dieux de l’Olympe, porteurs d’ailes bordeaux, blanc et or, font le service dans le restaurant, et ont revêtu des uniformes de serveurs aux gilets bordeaux eux aussi. Au centre de la table, Pénélope, en robe et voile de mariée, attend depuis 20 ans le retour d’Ulysse. Le temps s’est figé au jour de leurs noces, elle est entourée des prétendants fatigués, ennuyés, exaspérés par le temps qui passe et leurs tentatives infructueuses de séduire la très fidèle reine d’Ithaque. Les dieux servent hot dogs et boissons et, pour bien montrer qu’ils sont des dieux, se livrent de temps à autre à d’inoffensifs jeux de magie, faisant par exemple jaillir de petits feux de la longue table de noces. L’action se déroule à la fois dans la grande salle et sur la scène du théâtre du restaurant ou l’on assiste parfois à de petits spectacles comme la chorégraphie cocasse et hilarante d’un trio de marins à trois jambes. Cependant, et c’est là un des grands atouts de cette mise en scène, si les dieux et l’invraisemblance générale de l’histoire représentée sont tournés en dérision, elle met à la fois l’accent sur la fragilité et le tragique de la condition humaine et laisse toute sa place à l’expression, beaucoup plus vraisemblable, des sentiments et de l’émotion qu’énonce le chant. Au coeur même de l’humaine comédie s’élèvent les lamentations de la douleur qui, elles, n’ont plus rien de comique.

Les qualités de la reconstruction musicale d’Alessandro De Marchi et de la mise en scène d’Ole Anders Tandberg et de son équipe sont portées par un plateau d’exception de chanteurs, les mêmes qui ont interprété l’oeuvre à Oslo l’an dernier. La mezzo-soprano britannique Christine Rice fait preuve d’une superbe maîtrise du rôle de Pénélope qu’elle interprétera encore à Londres en janvier prochain dans une nouvelle production en anglais du Royal Opera. Son chant n’a d’égal que son jeu scénique remarquable, notamment dans la scène finale dans laquelle Pénélope peine à reconnaître ce mari qu’elle a si peu connu et qu’elle a trop longtemps attendu pour croire encore à la réalité de son retour. Le Croate Krešimir Špicer, familier de cet opéra dont il interprète tant Ulysse (-le rôle tremplin de sa carrière à Aix-en-Povence en 2000-) qu’Eumée, donne ici un Ulysse avec une puissance vocale impressionnante et un jeu souvent d’une grande drôlerie, dans son énorme costume de berger en peaux de moutons, costume qu’il abandonne pour se transformer en lutteur de foires sur un ring dressé sur la scène du théâtre dans le théâtre, puis pour réapparaître en glorieux capitaine d’une croisière qui ne s’amuse pas tant que ça. Hagen Matzeit, ici en contre-ténor (-il chante aussi des rôles de baryton-), introduit merveilleusement la soirée dans le rôle de l’ Humana Fragilità, on le retrouve plus tard avec bonheur dans le rôle du prétendant Pisandro. Le contre-ténor australien David Hansen donne un Télémaque au tragique électrisé, touchant dans sa détresse d’adolescent révolté cherchant sa consolation dans un casier de bières. L’Iro de Carlo Allemano recueille un succès très mérité, tandis que Marcell Bakonyi impressionne par la profondeur et la justesse de sa basse en Antinoo. Enfin Nina Bernsteiner séduit dans deux rôles fort différents, Junon et l’Amour du Lamento della Ninfa.

Un public aux anges a applaud
i à tout rompre, puis en cadence, cette production aussi audacieuse que rafraîchissante, superbement portée par Alessandro De Marchi, l‘Academia Montis Regalis et des chanteurs exceptionnels, tous rayonnant du bonheur d’une grande réussite. 

Luc Roger

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