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Pour le plus grand bonheur des festivaliers, l’édition 2018 du Festival Haendel de Karlsruhe a remis à l’affiche la Semele que Floris Visser y avait mise en scène en 2017. L’an dernier, le rôle titre était destiné à Anna Devin, qui n’avait pu le chanter en raison d’une heureuse grossesse. Nous avons pu cette année découvrir son extraordinaire talent sur la scène du Badisches Staatstheater.
Et ce fut une de ces soirées bénies des dieux de l’Olympe, dans laquelle tout a concouru pour assurer la réussite du spectacle: une mise en scène intelligente, alerte et drôle, un décor aussi beau qu’efficace, un orchestre au mieux de sa forme avec à sa direction Christopher Moulds, un des meilleurs chefs haendeliens du moment, et une distribution de chanteurs talentueux aux physiques parfaitement adéquats aux rôles incarnés.
Si Semele n’a pu se voir transformée en déesse immortelle, Anna Devin, son interprète s’est quant à elle vue couronner reine du chant lyrique haendelien par un public ravi et enthousiaste.
Floris Visser déplace l’action mythique à la fin du 20ème siècle au temps de l’administration Clinton .Le décor très réussi de Gideon Davey tient à la fois du Panthéon romain et de la Maison blanche: le Panthéon est présenté en coupe, une demi coupole, avec au centre de la voûte un grand oculus ouvert vers le ciel. Au gré de l’action, ce décor sert d’Olympe, de bureau de la Maison blanche, d’église ou de retraite enchantée pour les amours très sensuelles de Jupiter et de Semele. La demi coupole occupe toute la scène et est placée sur un plateau tournant. A son envers, l’édifice ressemble à un planétarium avec une coupole entourée d’une balustrade.La circulation du plateau tournant fait apparaître tantôt une voiture présidentielle encadrée de bodyguards tantôt un bureau encombré d’écrans de surveillance de la CIA, manipulés par Somnus. Floris Visser donne une relecture de l’oeuvre de Haendel proche de celle qu’en avait donnée en son temps Robert Carsen. Dans les deux cas, il s’agit de déplacer l’oeuvre dans un cadre historique connu: la cour d’Angleterre et l’aristocratie chez Carsen, la présidence américaine chez Visser. Et cela fonctionne à merveille, le texte de Willian Congreve de cet opéra à la manière d’un oratorio s’adapte fort bien aux réalités contemporaines car si les humains ont fait des progrès dans l’art de la science et de la destruction, ils sont au fil de l’histoire restés semblables à eux-mêmes dans les domaines de l’exercice du pouvoir, de l’amour et de la jalousie. La mise en scène de Floris Visser fait aussi ressortir tout l’humour du texte avec en fleuron le comique de situation. Visser a un sens consommé des effets visuels, avec un art chorégraphique du placement des personnages et des choeurs; c’est brillant, c’est amusant, c’est léger, on est constamment stimulé par de nouvelles trouvailles. Ainsi de l’utilisation d’éléments caractéristiques du bureau ovale ou des points presse présidentiels américains, ou de ce groupe d’intervention armé qui descend par des filins de l’oculus de la coupole pour venir enlever Semele, au moment de son mariage avec Athamas. Cupid (Cupidon) est représenté comme un vieux sannyasin hindou aux cheveux noirs flottants et à la longue barbe, Somnus comme un brillant hacker engagé par la CIA travaillant dans un bureau bordélique surchargé d’écrans. Les moyens de la magie divine des temps anciens sont relayés par la technologie moderne: Junon Hillary découvre l’adultère de Jupiter Clinton par vidéo interposée, un paparazzi se rend dans la retraite secrète de Jupiter pour photographier l’époux fautif. Et quand la punition s’abat sur la malheureuse Semele, tombée dans le piège de Junon, c’est tout le choeur armé de téléphones portables qui l’entoure pour photographier l’instant fatal de l’amante qui se consumme, ardente cendre. Tout est bien qui finit bien, car la Semele-Phénix, ce bûcher qui soi-même s’engendre, enceinte de Bacchus, donnera en se consumant naissance au dieu du vin pour la plus grande joie des humains bientôt enivrés. Athamas, cocu magnifique, veuf avant même d’avoir pu consommer son mariage, reçoit quant à lui la belle Ino en partage. La mise en scène qui rend hommage aux subtilités et à la psychologie du livret est baignée par les excellentes lumières d’Alex Brok qui dose parfaitement les ambiances en soulignant ici la sensualité de Semele, là la froideur de Junon, et qui sait l’art d’amplifier les mouvements du choeur en en rendant les ombres. Et les costumes dus au décorateur Gideon Davey restituent à merveille les milieux mondains et présidentiels de la fin du 20ème siècle, avec une mention particulière pour le tailleur rouge de Junon, aussi strict que la morale de la déesse, et les petits tailleurs engoncés et trop serrés d’Iris et des secrétaires si zélées de la Maison blanche,si promptes à rendre les services les plus intimes au jupitérien Président.
Le bonheur de la mise en scène se retrouve dans la fosse où Christopher Mould, grand spécialiste de la musique du 18ème siècle et les instrumentistes haendeliens de l’orchestre du festival font merveille. Christopher Mould rend toute la saveur et la variété de l’orchestration si originale de la partition de Haendel, avec une précision et une sensibilité qui en magnifient les effets et en soulignent l’inventivité. Le travail de connexion entre la scène et l’orchestre révèle la complicité du chef et du metteur en scène, ce qui constitue souvent un gage de réussite. Et puis, en couronnement, il y a l’ interprétation virtuose d’Anna Devin, magnifique dans l’art de la modulation des affects sur le thème donné par la phrase qui se répète. Ces exercices de style sont pleinement réussis tant sur le plan de la technique vocale que de l’interprétation scénique, Anna Devin, habile dans tous les registres et dans toutes les humeurs, parvient à donner l’impression du naturel et de la spontanéité à ce qui est en fait le résultat d’un travail élaboré. Randall Bills a le physique de son emploi jupitérien, -jeune, grand, élancé, élégant et athlétique ,- et cette élégance se retrouve dans sa voix bien projetée, au lyrisme inte
nse et capable de beaux moments de bravoure. Katherine Tier reprend sa Junon qu’elle campe avec une fierté hautaine et un chant assuré qui semble se jouer des difficultés de sa partie. Les autres rôles sont eux aussi tenus par les chanteurs de la production de 2017: la très convaincante Ino d’Alexandra Kadurina, le bel Athamas du contre-ténor Terry Wey avec une interprétation empreinte de légèreté et de souplesse vocales qui enfile aisément les perles de son colorature, avec une mention spéciale pour le Somnus de Yang Xu, fort drôle dans son jeu scénique avec de beaux graves qui rendent pleinement la caractérisation de son personnage. Les choeurs, si importants dans les oratorios et dans cet opéra au genre hybride, ont, en donnant à Semele l’écrin de leur décor sonore, apporté enthousiasme et vivacité à la reprise de cette belle oeuvre du grand compositeur londonien d’adoption, qui a remporté la chaleureuse ovation d’un public aux anges.
Voir le site du Baadisches Staatstheater Karlsruhe
Luc Roger
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