Kirill Petrenko illumine la Patrie de Smetana au Théâtre national de Munich

Kirill Petrenko
Kirill Petrenko

C’est en 1874 que Bedrich Smetana, déjà frappé de surdité, commença son cycle de six poèmes symphoniques, une composition ambitieuse et visionnaire qu’il dénomma Mon Pays (Ma Vlast), dont la vaste conception en forme d’épopée devait rendre compte de l’histoire de son pays bien-aimé. Hostinsky, le disciple de Smetana, disait de Vysehrad, le premier des six poèmes, qu’il s’agissait du salut du voyageur à l’antique demeure des souverains nationaux. Vient ensuite la célèbre Moldau (Vlatva), le plus connu et sans doute le plus mélodieux des six poèmes, dans lequel Smetana est parvenu à rendre musicalement l’effet produit par le cours gracieusement mélancolique de cette rivière, qu’il décrit depuis sa source. « Elle grossit peu à peu, traversant, toujours plus ample, les noires forêts où retentissent les sonneries de chasse, les fraîches prairies où danse et chante le peuple, cependant que les roussalki, les fées des eaux, viennent au clair de lune s’ébattre sur le flot argenté où se mirent les châteaux revêches, contemporains de la vieille gloire. », écrivait William Ritter.  La Vltava se resserre dans les défilés où elle écume en cascades. Enfin elle fait son entrée dans Prague où l’accueille l’antique Vysehrad. Le troisième poème, le scherzo du cycle, est consacré à une amazone qui prit part à la guerre des jeunes filles. Il nous décrit avec une violence impétueuse la chevauchée tumultueuse de Sarka, l’amazone qui attire les guerriers dans un piège sanglant. Viennent ensuite les Prairies et bocages de la Bohême (Z ceskych hthuv a hajuv), un poème délicieusement romantique. Le Tabor nous entraîne sur le champ de bataille des Hussites, et le final, Blanik, exalte les valeurs du patriotisme tchèque : les légendaires habitants de la montagne, les chevaliers de Saint-Venceslas, attendent de pouvoir sortir de la montagne sous la conduite du saint pour chasser les ennemis du pays et faire triompher la cause tchèque. Le cycle se termine en apothéose par un credo patriotique, un acte de foi dans la résurrection et l’indépendance de la nation. Smetana s’inspira des cadences et des rythmes mélodiques des chansons populaires tchèques sans les imiter. Il voulut s’imprégner de l’esprit musical populaire sans le copier afin d’être capable d’exprimer l’âme nationale dans une création personnelle.

Kiril Petrenko est accueilli avec chaleur par le public munichois qui ne sait que trop ce qu’il va bientôt perdre. Le maestro met une nouvelle fois son immense talent et son intelligence musicale entièrement au service de la partition avec cette précision minutieuse dans le rendu de l’oeuvre qui est devenue légendaire chez ce grand chef. Kirill Petrenko n’interprète pas les œuvres en accentuant telle ou telle coloration, il les magnifie en se mettant tout au service de la composition, dont il s’applique à souligner la construction ingénieuse, dont il met en valeur les chaudes couleurs. Il a réussi le pari ambitieux d’illuminer la poésie du grand cycle symphonique de Smetana en mettant en valeur les différents aspects de la création smetanienne dont cette oeuvre constitue une synthèse.

Une nouvelle fois, le maestro a fait la démonstration d’une direction aussi énergie que concentrée, avec un sens du détail qui ne laisse rien au hasard, et le souci constant de mettre en valeur la virtuosité des instrumentistes. Il a également l’audace de surprenants silences, qui suspendent un instant la musique pour la mieux relancer et, lorsque la partition le permet, Petrenko se met à onduler et à danser tel un lutin souriant, tout au bonheur des passages les plus joyeux pendant lesquels la musique évoque une fête villageoise et des danses populaires.

Au credo patriotique de Smetana correspond le credo musical de Petrenko : la partition, rien que la partition, toute la partition, et cette rencontre va au cœur de la composition et la rend plus intelligible, elle la donne à voir tout autant qu’à écouter. On traverse la Bohême le long de sa rivière somptueuse et changeante, on aperçoit les villageois en fête, on voit surgir des forêts ses amazones sanguinaires et ses héros de légende que le grand saint conduit à la victoire.

Puis vient l’ovation d’un public reconnaissant, et Kirill Petrenko, d’ordinaire si discret, s’attarde à recevoir les acclamations avec un grand sourire chargé de belles et bonnes émotions.

Luc Roger