La Semiramide de Munich ou le triomphe de la musique

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La Semiramide de Munich
La Semiramide de Munich. Photo: W. Hösl

Un peu de mythologie

La légende de Sémiramis aurait été inspirée par deux reines d’Assyrie ayant vécu au tournant des neuvième et huitième siècles avant notre ère. 

Sémiramis est la fille de Dercéto, une déesse mi-femme mi-poisson, et de Caÿstros, le fils présumé d’Achille et de Penthésilée. Une famille de demis dieux du genre de celle des Atrides, puisque après la naissance de Sémiramis, Dercéto avait assassiné Caÿstros et s’était réfugiée au fond de son lac en abandonnant sa fille, qui avait été sauvée de la mort par des colombes qui dérobaient aux agriculteurs et aux bergers de la région lait et fromage pour venir nourrir l’enfant abandonnée. Les bergers découvrent la petite, l’adoptent et lui donnent le nom de Sémiramis (un nom qui signifierait «qui vient des colombes» en langue assyrienne). Jeune femme, elle épouse Onnès, un conseiller du roi Ninos de Ninive. Très vite elle montre des capacités de guerrière conquérante. Ninos tombe amoureux de Sémiramis et contraint Onnès au suicide. Le roi épouse Sémiramis, qui lui donne un fils, Ninyas. Peu de temps après, Ninos meurt et Sémiramis lui succède pour un long règne de 42 ans. À la mort de son mari, elle lui fait ériger un  gigantesque mausolée. La légende lui attribue la fondation de Babylone qu’elle orne de ses fameux jardins suspendus. Elle détourne l’Euphrate et entoure la future cité de 70 km de remparts. Reine guerrière, elle s’empare dit-on de l’Arménie, la Médie, toute l’Asie jusqu’à l’Indus, et de l’Égypte et l’Éthiopie. L’oracle d’Ammon lui affirme qu’elle mourra quand son fils Ninyas conspirera contre elle, et, en effet, elle apprend qu’en effet Ninias monte une conspiration au palais. Elle lui remet alors le pouvoir. La légende prétend qu’elle est transformée en colombe et emportée au ciel afin d’y être divinisée. 

Voltaire et Rossini

Le livret de Gaetano Rossi, le librettiste de Rossini, s’est inspiré de la pièce que Voltaire avait écrite en 1748, qui avait gardé pour partie  l’extraordinaire histoire mythique de Sémiramis, en lui ajoutant la dramatisation horrifique du meurtre du mari et de de l’inceste. Voltaire avait fait les beaux soirs de la Comédie française en mettant en scène cette reine guerrière, régnant sur Babylone, qui se voit tourmentée en songe par son mari Ninus qu’elle fit assassiner. Le Roi étant mort, elle doit désigner un nouveau souverain. Seul un second hymen peut, selon un oracle, apaiser la fureur de l’ombre. Sémiramis choisit le guerrier Arzace pour lequel elle éprouve une irrésistible attirance. Elle ignore alors qu’Arzace n’est autre que son fils disparu. Face à cette union incestueuse, la nature se déchaîne. Avec cette oeuvre, Voltaire avait inventé  la tragédie spectaculaire. 

Rossini nous livre ici sa dernière oeuvre écrite pour l’Italie, montée à la Fenice de Venise en 1823. Cette dernière oeuvre est aussi une des dernières productions de l’Opera seria. La double intrigue, politique et amoureuse, est surtout l’occasion d’un feu d’artifice continu d’ornementations vocales d’une difficulté telle que seuls les plus grands interprètes peuvent s’y attaquer. On se trouve ici au sommet de l’art italien du maître de Pesaro. L’oeuvre fut montée en version à Munich au Théâtre Cuvilliés dès 1824, puis reprise au Théâtre national et de la Cour, mais ensuite n’avait plu jamais été jouée qu’en version concertante, la dernière en date avec Edita Gruberova en Semiramide est encore dans toutes les mémoires mélomanes munichoises.

 Puis vint David Alden

Pour sa nouvelle production, le Bayerische Staatsoper a fait appel à David Alden, qui fait avec Semiramide son retour dans une maison avec laquelle il a autrefois souvent travaillé. Peter Jonas avait commencé de collaborer avec Alden alors qu’il était devenu en 1984 le directeur général de l’English National Opera. Lorsque Sir Jonas devint le directeur général de l’Opéra d’Etat de Bavière, il continua de confier de nombreuses mises en scène à David Alden, en tout une quinzaine d’opéras, dont pas mal d’opéras baroques et un Ring. Sa dernière mise en scène munichoise remonte à 2006. L’ensemble de ces productions à l’Opéra de Munich lui avait alors valu le prix spécial du théâtre bavarois.

Alden s’est fait connaître par des ses mises en scènes post-modernistes politiquement chargées et souvent provocatrices. C’est à cet exercice qu’il se livre également à nouveau aujourd’hui à Munich au mépris des références historiques du livret et de la pièce de Voltaire. Alden place l’action quelque part dans un pays dictatorial d’Asie peut-être centrale dans un vingtième siècle aux contours incertains. L’action se situe la plupart du temps dans une grande salle dont les lambris sont surmontés de murs peints en jaune où pendent  des portraits surdimensionnés de Nino, seul, le bras levé, ou de Nino en famille avec son épouse Sémiramide avec le petit Ninia, leur fils unique, et surmontée d’un plafonnier étagé, qui pourrait en se grattant bien vaguement évoquer l’idée de jardins suspendus ou d’un ziggurat inversés. Le style de la salle rappelle le goût  (ou l’absence de goût) architectural des palais officiels des dictateurs des années 60. Une statue colossale de Nino concentre toute l’attention: Nino étend son bras levé en protection vers les peuples asservis. La statue est toute semblable à celles de Lénine, de Mao, de Saddam Hussein ou de Kim Ilsung, une liste non exhaustive sans doute destinée à s’allonger dans des temps non éloignés. L’ensemble de la production est d’un statisme désolant, que le metteur en scène et son décorateur Paul Steinberg tentent d’animer en modifiant le positionnement des gigantesques parois de la salle: ainsi les parois latérales peuvent-elles pivoter et venir se rencontrer pour former une pièce triangulaire, la paroi du fond peut elle aussi se rabattre en oblique pour former la gigantesque chambre royale décorée d’un lit du baroque le plus kitsch. La gigantesque photo du mur du fond peut s’animer par la magie des techniques vidéos (dues à Robert Pflanz), -Nino se démultipliant-, ou laisser placer à la vidéo d’un paysage de montagnes où coule une grande cascade, ou à celle de noirs nuages menaçants qui s’amoncellent, ou encore recevoir des tribunes où viennent s’installer les choeurs.  Les costumes de Buki Shiff, somptueux et fort réussis, rappellent la mosaique  des populations d’Asie mineure ou centrale, mais, si l’on distingue bien des groupes d’appartenance différente, il est difficile d’identifier les Assyriens ou les Scythes et de savoir à quel groupe appartient tel ou tel ensemble de femmes voilées. On se rend bien compte que les espèces de bédouins très enturbannés aux allures de mollahs qui exécutent des rituels de prières et b
randissent un petit livre noir figurent les mages ou que les espèces de légionnaires de la légion étrangère à «chapeau chinois» portant hache et tabliers de sapeurs-pompiers (ou est-ce de bûcherons, ou pire de bouchers?) constituen tla garde d’Assur. Il faudrait une bonne connaissance préalable du livret pour s’y retrouver. Là où l’on aurait pu trouver un drame antique marqué du sceau pré-romantique de la fin de l’Opera seria, on se trouve placé face à un salmigondis de personnages dont il faut s’efforcer démêler l’écheveau. Concédons cependant qu’ici et là cela donne de magnifiques tableaux d’ensemble. Et de jolies trouvailles, comme celle du costume et de la composition du personnage d’Azema, merveilleusement jouée par Elsa Benoit. Buki Shiff enferme Azema dans une robe fourreau toute dorée aux manches d’une longueur telle qu’il est posssible d’y contraindre la jeune femme comme on le ferait d’une camisole de force. Azema a la tête complètement rasée et de grandes boucles d’oreille. Sa tête est tout entière maquillée d’un bronze doré. Azéma est transportée par des porteurs qui la placent ici et là selon les convenances de l’action. Elle est un objet doré que l’on manipule, une femme-objet d’un grand prix qui n’a jamais voix au chapitre. Elsa Benoit en donne une composition de rôle aussi magnifique que muette, mais à la fois, quelle intensité de jeu et quelle actrice! Par ses (trop rares) parties chantées avec une force et une maturité vocale accomplie, la chanteuse est parvenue à exprimer l’impuissance ligotée et désemparée de son personnage, avec une présence scénique confondante. 

La mise en scène donne une interprétation assez simpliste du drame en en soulignant les aspects oedipiens (la mère qui veut convoler en injustes noces avec son fils) ou shakespeariens (la femme qui assassine son mari à l’aide son amant qui veut prendre le pouvoir, face au fils à qui le meurtre est dévoilé). Voltaire, dans sa dissertation sur la tragédie ancienne et moderne, placée en tête de Sémiramis, écrivait au cardinal QuiriniOù trouver un spectacle qui nous donne une image de la scène grecque ? C’est peut-être dans vos tragédies,  nommées opéra, que cette image subsiste. Quoi 1 me  dira-t-on, un opéra italien aurait quelque ressemblance avec le théâtre d’Athènes? Oui. Cette âme de la tragédie grecque est tout entière présente dans le livret de Rossi et dans la musique de Rossini, mais la mise en scène de Munich s’est hélas perdue dans d’autres propos, qu’on s’empressera d’oublier en quittant la salle.
Le public, heureusement ravi de sa soirée musicale, a exprimé son désenchantement par des huées modérées exprimées dans une espèce de murmure réprobateur quasi général et n’a en fait fait preuve que d’une indifférence glaciale à l’arrivée en scène du metteur en scène et de son équipe, à peine éraillée par l’un ou l’autre bravo.

Joyce DiDonato encarna una buena Semiramide en Munich. Foto: W. Hösl
La Semiramide de Munich. Photo: W. Hösl

Une grande réussite musicale 

Si la soirée est une réussite, c’est que la musique et le chant ont transcendé les faiblesses d’une mise en scène insipide, et de combien! et c’est que de grands chanteurs et chanteuses sont parvenus à incarner avec une force théâtrale extraordinaire tout ce que la mise en scène n’est pas parvenu à communiquer. L’orchestre entraîné par la magie de la direction précise et intelligente de Michelle Mariotti a fait ruisseler la musique de Rossini dans des chatoiements lumineux subjuguants. On est aux anges. Michelle Mariotti, un enfant de Pesaro tout comme Rossini, a été nourri dès le berceau de la substantifique moelle du compositeur: né dans une famille de musiciens, avec un père, Gianfranco, superintendant du Festival Rossini. Dès son plus jeune âge, il a côtoyé Riccardo Chailly, Claudio Abbado, Daniele Gatti, parmi d’autres. Il assistait aux répétitions dans leurs jambes, értait aux premières loges aux concerts. Mariotti connaissait le répertoire avant même d’entrer au Conservatoire et s’est nourri de l’observation de ces grands chefs. Et cette alchimie de la formation donne aujourd’hui une direction aimante, chaleureuse, attentive et  concentrée. Il suffit lors de l’ouverture d’écouter comment il ralentit encore certains passages plus lents en les rendant presque sotto voce, comme un murmure tout en détachant tous les sons avec douceur et délicatesse. Et plus que tout encore, Mariotti  a un sens consommé du rythme rossinien dans les complexités de son élaboration. C’est la première fois qu’il dirige l’opéra en entier (-ou presque en entier, la version munichoise donnant trois heures trente des quatre de la partition complète). Les choeurs, entraînés par Stellario Fagone, sont à l’aune des remarquables qualités de l’orchestre.

Joyce DiDonato, dont on connaissait déjà les interprétations magistrales des grands airs de Semiramide en récital, dont le «Bel raggio lusinghier»,  réussit avec maestria sa prise de rôle à Munich. La chanteuse a attendu d’atteindre la maturité vocale nécessaire pour ce rôle exigeant, après avoir donné une Elena de haut vol dans la Donna del lago du Met en 2015, un rôle qu’elle chante depuis 2010. On voir le chemin parcouru depuis son Angelina d’il y a une quinzaine d’années. En Semiramide, elle incarne de façon brûlante toutes les facettes d’un personnage complexe, torturé et pervers, hanté par une volonté de puissance paroxystique, mais aussi femme désirante chez qui, enfin, réapparaît comme en rédemption le sentiment maternel qu’il lui avait fallu étouffer. La remarquable composition théâtrale du personnage est l’aune d’un travail vocal qui détaille toutes les nuances du chant rossinien, de la douceur mélodieuse presque susurrée du pianissimo aux envolées pyrotechniques de la colère. Ses ornementations sont confondantes de beauté et de précision. 

Tout aussi remarquable, Alex Esposito, dont on a pu souvent apprécié le Leporello à Munich, donne une interprétation d’une grande intensité dramatique d’un Assur prêt aux pires infamies pour s’assurer le pouvoir. Esposito excelle ici dans l’expression du maléfique avec son magnifique baryton basse, une voix dont la puissance sonore se joue de celle de l’orchestre. Daniela Barcellona, une grande chanteuse rossinienne qui avait fait ses débuts à Pesaro, n’a sans doute pas l’impressionnante puissance des deux précédents, ce qu’elle compense aisément par l’élégance et l’agilité de son colorature et des ses vocalises; sa haute stature et la vaste étendue de son mezzo lui permettent de relever sans problème le défi du rôle de travesti qu’est Arsace, avec des descentes d’octaves acrobatiques. Daniela Barcellona ravit par sa technique éprouvée de la vocalise rossinienne avec une maîtrise parfaite de la respiration en terme de durée et des montées et descentes à intervalles très larges.Un art que l’on  retrouve tout aussi consommé chez Laurence Brownlee qui donne un très séduisant Idreno avec un ténor métallique de jeune premier, un rôle plus ingénu qui apporte un peu de fraîcheur dans le monde pestilentiel de la cour babylonienne. Enfin, le ba
ryton-basse Simone Alberghini avec sa voix volumineuse et fort bien calibrée, a des profondeurs d’oracle et un timbre hypnotisant qui conviennent bien au personnage.

Staatsoper.TV

Toutes les représentations de la série se jouent à guichets fermés, sauf revente de dernière minute. On pourra cependant voir ce spectacle via la tv internet (Staatsoper.TV) du Bayerische Staatsoper le 26 février à 17 heures.

Luc Roger

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