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Pour la réouverture du théâtre après plus de cinq ans de travaux de rénovation, Josef E. Köpplinger a choisi Die lustige Witwe de Franz Lehar, un grand classique du répertoire de l’opérette, qui est aussi le genre favori du bouillonnant metteur en scène autrichien. Depuis sa création en 1905, c’est la onzième fois que le théâtre populaire (Volkstheater) de Munich remet le métier sur l’ouvrage de la plus célèbre oeuvre de ce compositeur. Nous l’évoquions hier (cliquer ici), La veuve joyeuse était l’opérette favorite d’Hitler, et, si nous y insistons, c’est que cette oeuvre aux apparences si légères et insouciantes, peut aussi être mise en scène ou utilisée pour faire de la politique. C’est ainsi que les nazis en firent une vitrine de la musique allemande en l’exportant dans le Paris de l’occupation.
La mise en scène de Josef E. Köpplinger est elle aussi politique, bien entendu aux antipodes de la vision politique du national-socialisme. Il garde le beau manteau glamoureux et frivole de la Veuve joyeuse, mais c’est là le manteau fragile d’un volcan dont le magma gronde et annonce la guerre. Pour le signifier, le metteur en scène introduit le personnage dansé de la Mort aux côtés des personnages dont les préoccupations mondaines, financières, amoureuses ou sexuelles sont noyées sous des flots de champagne ou de vins de Tokay. La Mort, constamment présente sur scène, sous la forme d’un personnage silencieux, noir, chauve et dansant, habillé d’un long manteau punk gothique, et dont les mains portent des ongles vernis de noir. C’est le danseur et chorégraphe Adam Cooper, aussi en charge des excellentes chorégraphies de la production, qui incarne ce personnage. A noter que la mort est du genre masculin en allemand (Der Tod), ce qui est important pour la compréhension de la composition du personnage.
Avant même l’ouverture, un vieil enregistrement sur disque diffuse la musique de Lehar. Le rideau s’ouvre pour dévoiler un grand et long miroir étroit au cadre doré qui reflète la salle et le public (-manière de signaler que cette histoire est aussi la nôtre-), et que considère un personnage assis de dos dans un fauteuil cabriolet. Le miroir est ensuite traversé par un cercueil très fleuri suivi par Hanna Glawari. La Mort se lève de son fauteuil et se rapproche du miroir, elle tend la main vers Hanna Glawari qui lui tend la sienne. L’opérette peut commencer.
Pendant toute l’action la Mort sera présente sur scène, essayant d’approcher et de s’approprier la Veuve Glawari, dont elle semble aussi amoureuse. Thanatos n’est jamais loin d’Eros. Tous veulent la veuve et surtout ses millions, seuls Danilo et la Mort sont vraiment amoureux de la belle joyeuse et c’est cette rivalité qui est ici mise en scène. On verra la Mort porteuse d’un violon ou d’un bouquet de lys qu’elle veut offrir à la Comtesse, geste auquel elle doit renoncer car elle voit le développement de ses amours avec Danilo.
La Mort sortira pourtant victorieuse. Au dernier instant du spectacle, le personnage sépulcral tire un coup de revolver en l’air et un message radio annonce l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, prologue de la Première Guerre mondiale. La Mort, munie pour cette scène finale de grandes ailes noires, embrasse et emporte Hanna Glawari, qui venait d’accepter d’épouser Danilo. Le mariage n’aura pas lieu, les noces seront funèbres.
La pointe du spectacle en provoque une relecture, que la présence constante de la Mort laissait entrevoir: dans la version Gärtnerplatz, l’action ne se passait pas en 1905, mais en 1914, à l’aube de la guerre, et le volcan sur lequel dansaient les invités de l’ambassade d’un pays balkanique imaginaire à Paris vient d’exploser et de faire voler en éclats ce monde qui se grisait de frivolités pour mieux oublier peut-être les sombres nuages de la réalité. Josef E. Köpplinger a déplacé le temps de l’action pour mieux pointer la satire sociale et politique de l’oeuvre, et pour en relever la dimension tragique, bien présente, mais que les mises en scène de la Veuve joyeuse ignorent habituellement. Ce recadrage de l’oeuvre n’est pas qu’historique, il est aussi le reflet du monde dans lequel nous vivons, le reflet du public dans le grand miroir en ouverture de rideau n’était pas anodin.
Et justement le recadrage est partie prenante du décor qui inscrit l’action dans une série de cadres dorés encadrant la scène de guinguois, parfois ornés de lampes comme dans l’encadrement d’une scène de music hall, parfois brisés. Ces cadres nous indiquent aussi combien la création de tableaux vivants est un élément important de la mise en scène, avec souvent une scène très peuplée, dont l’installation est souvent une oeuvre d’art mise en place par le metteur en scène et le chorégraphe. Köpplinger fait un usage abondant du plateau tournant, insistant sur le tourbillonnement où s’enivre et danse le beau monde et collant aux entraînements de la musique. Les décors de Rainer Sinell sont d’abord plutôt traditionnels avec une grande passerelle ,qui a l’avantage de donner du volume pour les mises en place et les déplacements , qui se détache sur une toile de fond de scène représentant un salmigondis des grands monuments parisiens, de la Tour Eiffel à Notre-Dame en passant par l’Arc-de-triomphe. Tradition encore pour le décor de chez Maxim’s avec sa scène caractéristique et son enseigne lumineuse, et ses petits tables et chaises façon bistrot. Plus original est le décor automnal sur fond crépusculaire d’arbres isolés au beau feuillage brun et or. Les costumes d’Alfred Mayerhofer, mis à part celui de la Mort déjà évoqué, rendent compte des traditions austro-hongroises avec notamment une belle pléiade d’ uniformes de gala, militaires ou officiels.
La chorégraphie occupe une place centrale dans cette opérette dansée (Tanzoperette) dans laquelle les danses se succèdent: valses lentes, marches, kolos, polonaises, cake walks nous entraînent dans leurs rythmes étourdissants. Particulièrement amusante, la chorégraphie des danseuses de chez Maxim’s en robes froufroutantes rouges à bandeaux noirs. Certaines des danseuses sont d’athlétiques danseurs barbus travestis et parmi les danseuses s’est glissé Njegus le factotum de l’ambassadeur, interprété par Siegrid Hauser, une des meilleures actrices de la troupe du Gärtnerplatz, qui joue ici avec une maestria confondante un rôle de double travesti du style Victor-Victoria, l’actrice jouant le rôle d’un factotum de sexe mascul
in se travestissant en danseuse de cancan. Elle recueillera comme il se doit un énorme succès à l’applaudimètre.
Cette opérette est une véritable fête de la musique, un feu d’artifices sonores que rend magnifiquement l’orchestre du Theater-am-Gärtnerplatz, placé sous la direction d’Anthony Bramall, le nouveau directeur de la musique, un chef versé tant dans le répertoire allemand qu’italien, et qui témoigne ici d’une sensibilité affinée et d’une grande élégance dans l’interprétation de ces musiques viennoises. Anthony Bramall fait ici des débuts aussi réjouissants que prometteurs. Camille Schnoor donne une Hanna Glawari stylée, avec un jeu de scène mesuré qui dénote bien la noblesse de coeur du personnage. La ligne mélodique de son chant est charmante, avec de la facilité et de la séduction de l’aigu, avec parfois trop de retenue, ce qui est peut-être dû à la difficulté du rôle qui demande puissance et endurance. Daniel Prohaska prête sa belle gueule de jeune premier au Comte Danilo et rend bien compte du caractère de ce personnage de débauché qui s’encanaille faute de trouver l’amour, avec une présence scénique qui en impose. Lucian Krasznec est la plus belle révélation de la soirée dans le rôle de Camille de Rosillon. Le chanteur d’origine roumaine, qui s’est notamment distingué dans des rôles mozartiens, fait partie de la troupe du Theater-am-Gärtnerplatz depuis la saison passée, où on a pu notamment l’apprécier dans ses interprétations de Mozart et dans le répertoire français, avec un ténor puissant, beaucoup de sûreté et de l’éclat. Notons enfin les excellents choeurs entraînés par Félix Meybier.
Luc Roger
Crédit photographique: Marie-Laure Briane
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