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Soirée mémorable ce vendredi au Théâtre national de Munich où Kirill Petrenko a dirigé une sublime reprise de la Walkyrie dans laquelle l’excellence de l’orchestre et de sa direction rivalisaient avec celle d’un plateau de chanteurs si exceptionnels qu’on se demande par quel miracle il est posasible de les réunir pour une même soirée. Et un bonheur ne venant jamais sans l’autre on pourra découvrir, -ou réentendre-, tous les ors de cette production dans la même distribution dès lundi car le Bayerische Staatsoper en organise la retransmission en direct via sa Staatsoper.TV ce lundi 22 janvier 2018 à partir de 17 heures. L’événement de la saison d’opéra via internet à ne pas manquer!
Comme pour l’Or du Rhin, le metteur en scène Andreas Kriegenburg utilise le matériau humain des figurants comme autant de parties constitutives de ses décors dans une vision d’un monde wagnérien qui fait peu de cas de l’humanité. Les dieux sont en déshérence, soumis qu’ils sont au pouvoir d’un Anneau, au règne de l’Or maudit, les humains ne sont que de la chair malléable à souhait, une plastique de plasticine.
Dès l’ouverture, la musique est illustrée par la pantomime plutôt stéréotypée, chorégraphiée par Zenta Haerter, du combat de Siegmund qui repousse à plusieurs reprises les assauts d’une horde assassine au sein d’une vaste cage scénique sur les parois de laquelle est projetée une forêt dénudée. On est dans le monde sinistre, gris, chtonien de la glèbe dont se soulèvent à peine les combattants. Sans doute Kriegenburg cherche-t-il à installer une réflexion critique sur le pouvoir et la domination. Tous contre un, un contre tous, Siegmund en vainqueur épuisé. Une victoire de bande dessinée ou de film d’action tant elle est invraisemblable vu le nombre des assaillants.
Un plateau entier descend du cintre, porteur de Sieglinde et d’un frêne mort aux branches encombrées des dépouilles de cadavres desséchés. Le fond de scène est occupé par une morgue où de grises infirmières lavent les corps terreux et ensanglantés de guerriers morts au combat, des images et un vestimentaire de première guerre mondiale. De part et d’autre du frêne mortuaire, Sieglinde et Siegmund s’échangent des messages par actionnistes interposés: Sieglinde donne à boire à son hôte, et c’est une chaîne de jeunes femmes qui se constitue pour porter le verre d’eau entre ces deux êtres qui ne se sont pas encore reconnus, mais que la présence de l’autre électrise. Les paumes des figurantes sont porteuses d’une petite source lumineuse qui éclaire le verre d’eau, sans doute pour souligner la lueur d’espoir qui naît de cette rencontre, un premier germe d’amour et de vie qui s’insère dans la morne grisaille, terne et dévastée, de ce monde de mort. Plus tard, elles dresseront une table dont elles éclaireront aussi les mets de leurs mains lumineuses.Lorsque Hunding entre en scène, on le verra bientôt se saisir d’un morceau de pastèque sur la table du souper dont il extraira le jus qui en coule à long trait ensanglanté, pour montrer comment sa violence réduira rivaux ou opposants. D’un machisme sans nom, il s’essuyera brutalement les mains sur la robe de sa femme. Plus tard, dans la nuit, après le retour de Sieglinde qui vient retrouver Siegmund, les figurantes formeront un carré protecteur au centre duquel les jumeaux pourront se reconnaître d’abord, s’avouer leur amour ensuite. Elles tournent pudiquement le dos aux protagonistes qu’elles éclairent à nouveau de leurs mains. Lorsqu’enfin Sieglinde donne son nom à Siegmund, la scène est baignée d’une lumière surnaturelle, travail de Stefan Bollinger, qui signe les beaux éclairages. La première partie se termine par l’union incestueuse des jumeaux, mise en scène de manière plutôt explicite.
Le deuxième acte met en scène Wotan en chef de bureau céleste: une scène quasi vide avec un large bureau et une grande peinture forestière pendue au mur. Deux douzaines de laquais en livrée participent du décor et à l’occasion se regroupent pour figurer des éléments de mobilier, écritoire ou sofa vivants, une manière pour le dieu suprême d’exprimer son absolutisme et ce qu’il lui reste de puissance. Wotan en dieu déchu s’alcoolise pour oublier sans doute la perte de son pouvoir qu’accentuent encore les revendications moralisatrices de Fricka, qui organise avec une froideur glacée l’humiliation de son mari. La rage haineuse qui anime ce couple se manifeste par deux fois par un verre qui éclate dans leurs mains tant ils le serrent fort.
Les plateaux montent ou descendent au gré des scènes. Sous le Walhalla, Andreas Kriegenburg réalise un très beau tableau pour la scène de la fuite de Sieglinde et de Siegmunde, un panoramique en format 16/9 avec à nouveau un très beau jeu d’éclairage qui accentue le tragique désespéré de la scène où les jumeaux traversent des champs de combattants morts pour des causes incertaines. Réussi aussi le combat de Hunding et de Siegmund qui se déroule hors scène et auquel on assiste par le jeu d’ombres chinoises surdimensionnées, -un combat de titans-, puis en direct par une nouvelle élévation d’une partie du plateau. Après sa victoire, Hunding se suicide en se tranchant la gorge sous le regard de Wotan.
Le troisième acte devrait s’ouvrir sur la fameuse chevauchée des Walkyries, l’une des pages musicales les plus connues et les plus réussies de Richard Wagner. En lieu et place de quoi on a droit à quelques minutes des piétinements de la piétaille des Walkyries: une vingtaine de femmes aux longs cheveux figurant sans doute les crinières des chevaux dansent en tapant des pieds et en jouant avec violence de leurs chevelures alors que s’élèvent sur des pieux les corps empalés de combattants candidats au Walhalla. Visuellement le tableau est assez réussi, mais que vise donc le metteur en scène avec l’interminable cacophonie des tapements de pieds, sinon le sacrilège? Si c’en était le but, il est atteint puisque, aujourd’hui comme il y a six ans lors de la création de cette mise en scène, des spectateurs commencent à manifester leur mauvaise humeur, tandis que d’autres trouvent bon d’exprimer leur enthousiasme, comme aux jeux du cirque. Apocalypse now! Lorsque enfin le maestro Petrenko lève sa baguette, les premiers accords de la chevauchée s’élèvent dans le brouhaha des huées et des applaudissements. Mais non content d’avoir gâché l’attente quasi sacrée de la musique, Kriegenburg continue sa provocation: les Walkyries tiennent de longues rênes de cuir, chevauchée sans chevaux oblige, dont elles fouettent le sol comme pour scander la musique qu’elles agrémentent de ce bruitage. L’idée du tableau visuel des héros empalés aurait pourtant pu emporter les suffrages, et le metteur en scène contrôle bien l’art du tableau, comme il le prouve une nouvelle fois un peu plus tard encore, lorsque les Walkyries se regroupent et font rempart de leurs corps pour cacher au regard de leur père leur soeur qu’il vient de condamner.
Vient un des plus beaux moments de
l’opéra, la scène de la séparation du père avec la fille dans ce long dialogue où Wagner convoque toute la palette des émotions. Une scène vide, au dépouillement minimaliste, avec les attitudes sculptées de Brünnhilde et de Wotan éclairées avec tant d’intelligence scénique sur le plateau nu et efficace. Brünnhilde s’endort sur un simple rond de pierre qui s’élève pour figurer le rocher, et alors que Wotan en appelle à Loge, au dieu du feu, un serpent porté par des figurantes vient entourer le cercle et former une paroi protectrice et vivante pour veiller sur la guerrière endormie, le serpent s’enflamme dans cette musique joyeuse et apaisante qui évoque la danse des flammes, Brünnhilde peut reposer dans son cercle élevé et sacré.
C’est alors une ovation sans fin avec tout le toutim des acclamations, des applaudissements et des trépignements de pieds pour ce que la soirée a apporté de meilleur: la musique et le chant. Il est vrai qu’a été réuni un plateau exceptionnel de grandes voix wagnériennes: Anja Kampe, Nina Stemme, John Lundgren et Ain Anger font éclater l’applaudimètre, Ekaterina Gubanova, et les Walkyries (Okka von der Damerau, Rachael Wilson, Jennifer Wilson, Anna Gabler, Michaela Selinger et Helena Zubanovich) remportent des salves d’applaudissements. Le Siegmund de Simon O’Neill ne remporte qu’un succès d’estime, mais c’est le seul bémol à ce casting qui flirte avec la perfection absolue.
Nous retrouvons Anja Kampe en Sieglinde, un rôle dans lequel elle avait déjà brillé lors de la création de la production en 2012, et dans lequel elle a évolué pour le porter aujourd’hui à la perfection: elle exprime avec finesse la myriade d’émotions de la jeune femme qui, forcée au mariage, battue et violentée, connaît l’espoir d’une passion amoureuse grandissante pour perdre bientôt un frère-amant adulé et en arriver à souhaiter une mort avant d’apprendre qu’elle porte la vie en son sein. La soirée d’hier nous a donné une Anja Kampe stellaire, brillant d’autant plus au firmament qu’elle allait se voir décerner le titre de Kammersängerin de Bavière, une distinction décernée par le directeur de l’Opéra d’Etat de Bavière et le ministre bavarois de la Culture. Anja Kampe est devenue Kammersängerin , entrant ainsi dans la lignée des Dietrich Fischer-Dieskau, Hermann Prey, Edita Gruberova ou plus récemment Placido Domingo, Diana Damrau et Jonas Kaufmann. A ses côtés, Simon O’Neill, grand ténor wagnérien et qui a chanté le rôle de Siegmund sur les plus grandes scènes, fait la démonstration de son ténor héroïque puissant doté d’une excellente diction et d’un bel engagement scénique, sans parvenir toutefois hier soir à répondre au charisme lumineux de sa partenaire de scène. Si son «Wälse» est d’une tenue magnifique, ses «Winterstürme» convainquent beaucoup moins. Face au couple incestueux l’imposante stature et la voix de stentor de la basse estonienne Ain Anger servent parfaitement la violence de Hunding. La voix est profonde et caverneuse, superbement projetée, et très prenante. Nina Stemme est sublime dans le rôle titre dès les premiers accords de ses «Hojotoho» vibrants d’enthousiasme juvénile où elle incarne à merveille une Walkyrie adolescente et solaire, débordant d’une énergie joyeuse et toute à l’adoration de son divin père. Qui penserait en voyant ce jeu de scène et en entendant cette voix qu’on se trouve en présence d’une chanteuse dans la maturité? Cette maturité se révèle dans la progression de l’action, dans ces moments où la jeune femme décide de désobéir aux injonctions paternelles pour accomplir les souhaits cachés du dieu, et dans sa persévérance à croire en l’amour paternel à l’instant même où s’entend reniée à jamais. Nina Stemme exprime avec toute la puissance et les nuances d’un soprano dramatique aux déclinaisons somptueuses les flammes qui animent le coeur de Brünnhilde et dont elle obtiendra de son père qu’elles la protègent des médiocres. La Brünnhilde de la chanteuse suédoise a trouvé un père inattendu en son compatriote John Lundgren, qui a remplacé le très attendu Wolfgang Koch, subitement tombé malade. Les deux chanteurs sont l’un et l’autre de grands interprètes tant du rôle de Wotan que de celui d’Albérich. John Lundgren séjournant à Munich pour chanter Albérich dans le Ringétait un remplaçant naturel de son partenaire de scène. Comme pour son Albérich, Lundgren travaille le rôle en explorant les moindres recoins de la psyché du dieu, avec une approche psychologique très réfléchie: Lundgren incarne de manière admirable les fragilités et les incertitudes d’un dieu qui se croit tout permis et se trouve confronté à d’incessantes oppositions, ici celles de Fricka (belle interprétation d’Ekaterina Gubanova) qui lui fait clairement savoir de quel bois elle se chauffe et lui intime sa conduite. Le Wotan de Lundgren est un imposteur qui sacrifie sa fille préférée au nom de principes auxquels il ne croit pas, et le jeu de l’acteur exprime avec une finesse introspective les doutes qui agitent son personnage. La beauté de la voix avec ses couleurs sombres et ses aigus puissants prend aux tripes, son troisième acte est un tour de forces vocal sidérant. Très remarquable aussi son monologue narratif de l’histoire de l’anneau dont il fait un grand moment scénique.
La direction d’orchestre de Kirill Petrenko est à l’aune du sublime travail des chanteurs. Kirill Petrenko combine à la fois la science du détail travaillé avec une précision confondante et la vision d’ensemble de l’oeuvre. Il donne à entendre la beauté de l’oeuvre par la justesse de sa direction qu’il n’entache jamais de faux pathos. Comme dans l’Or du Rhin il est extrêmement soucieux du rapport de la fosse au plateau, mais on sent dans sa Walkyrie moins de retenue. Kirill Petrenko fait ici s’exprimer la tragédie wagnérienne dans toute sa force explosive et nous emporte dans les déferlantes des vagues de sons. Un grand chef wagnérien qui mérite pleinement la place d’honneur qu’il a conquise au Walhalla des musiciens.
Prochaines représentations: ce 22 janvier (aussi sur internet, Staatsoper TV.) avec la même distribution et le 22 juillet 2018 avec Jonas Kaufmann (Siegmund) et Wolfgang Koch (Wotan).
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