Lorsque le rideau rouge aux franges dorées s’ouvre sur la scène du Théâtre National de Munich, c’est pour laisser apparaître un second rideau tout pareil à lui-même en son architecture et en ses motifs de couronnes et de nœuds Louis XVI, mais d’un gris argenté et transparent. Si l’on ne savait qu’on va assister à l’une des plus horribles tragédies familiales de l’histoire du théâtre, on se fendrait volontiers d’un sourire amusé, le seul de la soirée d’ailleurs. Le message est limpide : du théâtre dans le théâtre, les mises en abyme qui se succéderont sont ainsi annoncées et on pourra s’essayer à les décoder.
Michele Mariotti dirige l’Orchestre d’Etat de Bavière, gage d’un bonheur musical attendu. Et de fait le prélude est prometteur, un magnifique morceau de musique concertante avec un superbe solo pour violoncelle exécuté par un Emmanuel Graf souverain. Encadré par des musiques terrorisantes pleines de bruit et de fureur, le solo de violoncelle effile un long lamento élégiaque à la douleur lancinante, celle que l’on peut éprouver pour la disparition d’une mère défunte.
Derrière le rideau gris une longue table est dressée par Arminio, serviteur dévoué et duplice, à laquelle sont attablées quelques personnes ; un couvert est placé en bout de table devant une chaise qui restera vide. A côté de l’assiette un cadre en argent endeuillé d’un bandeau noir contient le portrait d’une femme, l’Absente, que le livret d’Andrea Maffei ne mentionne jamais et dont les trois hommes de la Famille Moor portent le deuil sans jamais l’exprimer. Le metteur en scène Johannes Erath nous livre là une deuxième clé de sa lecture qui nous permettra tant soit peu de pénétrer dans la psyché des protagonistes mâles et de comprendre aussi combien Amalia, l’unique personnage féminin, n’est pas seulement la fiancée enamourée de Carlo, mais porte aussi le poids écrasant d’avoir à jouer les rôles de fille, de sœur, de fiancée, d’épouse convoitée sinon d’objet sexuel, de trophée emblématique d’un pouvoir conquis. Terrible destinée d’une femme isolée dans une famille d’hommes et qui aura aussi à côtoyer la rudesse des brigands, un rôle redoutable aussi à affronter pour la soprano, seule protagoniste féminine.
La longue table se trouve au centre du patio d’un palais dont les deux ailes concaves entourent l’escalier de prestige qui conduit à l’entrée avec sa porte à double battant le plus souvent fermée. Des baies vitrées escamotables s’ouvrent sur des perspectives qui laissent entrevoir des pièces et des couloirs somptueusement décorés. Tout dans ce décor évoque la richesse et la domination des puissants. Ce décor impressionnant, dû comme les costumes au grand talent de Kaspar Glarner, s’harmonise dans des camaïeux de noirs et de gris, les couleurs sépulcrales dominantes de la représentation, auxquelles viendront s’opposer la blancheur d’une robe de mariée et celle du cercueil si peu habité du père, puis d’une horde de cerfs surdimensionnés composée de trois mâles et d’une femelle accompagnée de son petit. Des effets vidéo ou lumineux (beau travail technique d’Olaf Freese) viendront parfois animer cette architecture déjà mobilisée par ses courbes concaves, lui donner encore plus de mouvement quand la fantasmagorie l’exige. Kaspar Glarner utilisera également les possibilités du plateau tournant dont il mobilise une bande passante pour des changements de scène, en faisant défiler les tables ou le chœur et créer d’impressionnantes compositions d’ensemble, faisant preuve d’un art consommé du tableau. Ce décor de base ne changera pas au fil des actes, des sapins viennent peupler le patio pour évoquer la forêt que peuplent les masnadieri et la horde de cerfs avec son mâle dominant en plein brame.
L’action se déroulera la plupart du temps sur deux plans : à l’avant-plan, les chanteurs bien placés pour s’adonner pleinement à leur art, à l’arrière-plan la représentation de leurs fantasmes et de leurs pulsions inconscientes. Ce second théâtre, qui déroule ses images comme autant de métaphores filées, vient ainsi s’ajouter à l’action principale pour en livrer une lecture psychanalytique. Des figurants servent de doubles aux chanteurs et les représentent à diverses époques de leur existence. Ainsi voit-on les frères ennemis emmaillotés peu après leur naissance, comme s’ils étaient des jumeaux, ce qui donnerait en partie à comprendre l’immense rage du puîné avide de pouvoir et sa déception d’être né l’instant d’après, et d’avoir ainsi manqué d’en tenir les rênes. Tout cela fait sens. Le livret d’Andrea Maffei ne manque pas de faiblesses et il est heureux que la mise en scène offre des clés de compréhension à ce drame familial aux intrigues machiavéliques et crapuleuses, qui rappellent les pages les plus sombres des romans noirs gothiques du 18ème siècle anglais. Ce père et ces deux frères sont incapables de se communiquer ce qui les anime, l’épouse et la mère à jamais disparue a laissé place à des blessures béantes et nourrit de monstrueux dérèglements. Aucun des protagonistes n’est capable d’ouverture ni de franchise. La dichotomie en blanc et noir de la mise en scène ne peut s’appliquer à la moralité des protagonistes qui cèlent leurs pensées ou mentent effrontément. Au final, Carlo laisse entrevoir des lendemains qui chantent à la malheureuse Amalia, qui elle-même omet de lui annoncer que son père est vivant. Sa robe de mariée, d’un blanc cassé, n’évoque pas la demeure chaste et pure que l’on peut saluer. La déshumanisation de Francisco est patente, le serviteur Arminio joue double jeu et ne lui est pas aussi fidèle qu’il y paraît.
La mise en scène de Johannes Erath nous a paru apporter une lecture intelligente à l’action, qui pallie les insuffisances et les invraisemblances patentes du livret et y apporte des pistes d’explication. Michelle Mariotti, un des meilleurs chefs verdiens contemporains, apporte à Munich son expertise milanaise de l’oeuvre. Il se montre complice de la mise en scène et conduit le remarquable orchestre en déployant avec empathie toutes les couleurs sombres de la partition. Le choeur des brigands, dont les noirs habits s’inspirent aussi de la mouvance gothique contemporaine, travaille tout en puissance avec des effets qui amplifient la fantasmagorie. La distribution masculine a toutes les séductions de l’enfer : Carlo est interprété par Charles Castronovo, un ténor verdien éclatant, Igor Golovatenko détaille en crescendo toutes les noirceurs de Francesco, Mika Kares a la voix et la carrure d’un Grand Commandeur. Pour sa prise de rôle, seule femme dans une distribution masculine écrasante, Diana Damrau ne paraît pas avoir trouvé ses marques et donne une Amalia en demi-teintes, sans grande définition ni vocale ni scénique. Les seconds rôles sont d’excellente tenue, avec l’Arminio finement interprété par Kevin Conners, le Moser de Callum Thorpe et le Tolla de Dean Power.
Pour une introduction à l’oeuvre, voir notre post précédent : La première des Masnadieri de Verdi à Londres – 22 juillet 1847 – Le compte-rendu de la Revue indépendante.
Prochaines représentations : Les 11, 14, 18, 22, 26 et 29