Pour son premier grand opéra de la saison , le Festival de musique ancienne d’Innsbruck a monté la Didone abbandonata de Giuseppe Saverio Mercadante, un opéra composé sur un livret d’Andrea Leone Tottola d’après le premier mélodrame de Pietro Metastasio. Les livrets de Métastase étaient alors revenus au goût du jour. Lorsque le dramma per musica en deux actes de Mercadante connut sa première mondiale le 18 janvier 1823 au Teatro Regio de Turin, il remporta un succès immédiat.
Le sujet si dramatiquement traité par Métastase en 1724 a connu un importante filiation: il a été mis en musique une cinquantaine de fois, la première en 1641 par Cavalli, la quarantième par Mercadante, en 1823, qui fut encore suivie de quelques autres. C’est peut-être l’origine du livret composé au début du 18ème siècle qui a motivé le directeur musical du Festival, Alessandro De Marchi, à mettre cette oeuvre aux accents parfois très proches de ceux des premiers opéras de Rossini au programme du festival de musique ancienne d’Innsbruck et de la faire exécuter par ses instrumentistes de l’Academia montis regalis sur des instruments anciens. Alessandro De Marchi s’est notamment spécialisé dans la résurrection d’oeuvres oubliées, ce qui est le cas de cet opéra dont il ne semble pas exister d’enregistrement. L’absence de documents, et particulièrement de documents sonores, a pu faire problème au metteur en scène Jürgen Flimm, bien connu des mélomanes pour avoir dirigé le Deutsche Staatsoper Berlin (Unter den Linden) de 2010 à avril 2018. Quant à Alessandro De Marchi , il s’est basé sur l’édition critique que vient de donner Paolo Cascio (Instituto Complutense de Ciencias Musicales, 2018) de la Didone abbandonata.
Le pari de faire jouer un opéra belcantiste par un orchestre d’ instruments anciens n’était pas dénué de risques et à l’audition on a pu se demander si cette option parvenait à rendre présentes toutes les brillances, le dynamisme et les fluidités que l’on pressent dans la musique de cet opéra. Jürgen Flimm et sa décoratrice Magdalena Gut ont transposé l’action dans le monde contemporain, ce qui pose fortement question. Les splendeurs de la Carthage antique que ses ruines révèlent encore ou que Flaubert a si bien romancées, la beauté de son incomparable site ont disparu et se sont vu substituer le décor d’une cité de béton armé en construction sur la scène du Landestheater d’Innsbruck. Des armatures métalliques, quelques coffrages déjà coulés, une bétonnière, un frigidaire, quelques sièges et meubles d’époques disparates, un choeur d’hommes en armes costumés en légionnaires, constituent un décor composite placé sur un plateau tournant abondamment sollicité. Au second acte, des canots prêts à l’appareillage ont remplacé le mobilier. La question se pose aussitôt de savoir si l’action mythique et la dynamique relationnelle du récit de Métastase, repris par Totolla, et avant cela du roman de Virgile, font encore sens dans le monde contemporain. La mise en scène nous semble s’être empêtrée dans cette problématique: la promesse solennelle qu’Enée a faite à son père mourant, la nécessité de la fondation de d’une nouvelle Troie n’ont plus ici le poids qu’elles devaient avoir encore au début du 19ème siècle et plus avant. Au regard d’un 21ème siècle qui n’est plus baigné de culture antique, le départ d’Enée paraît cruel et insensé, de même que l’est le suicide de Didon. Les personnages errent sur scène et s’alcoolisent abondamment, c’est surtout le cas de Semele (heureusement interprétée par Emilie Renard) qui biberonne sans arrêt tout au long du premier acte, âme en peine et en perdition. Le cadre mythique et la noblesse même des personnages ayant disparu, la mise en scène ne nous donne plus que le reflet sordide des jeux de l’amour, du sexe, du pouvoir et de ses cruautés meurtrières tels que les décline notre époque. Enée semble bien poltron, on ne comprend plus sa grandeur d’âme qui laisse la vie sauve à rival Jarba qui n’est qu’un bouffon néronien ridicule, odieux et sanguinaire. Déconnecté du mythe qui le constitue, ce récit ne fait plus sens.
Restent la musique et le chant. Le choeur d’hommes du Coro Maghini dirigé par Claudio Chiavazza est remarquable d’unisson et rend sa partie de manière vibrante. C’est surtout le rôle travesti d’Enée qui est admirablement porté par la mezzo-soprano Katrin Wundsam qui, sans avoir le volume et la puissance d’une grande voix, déploie un talent lyrique raffiné dans l’expression de la palette complexe des sentiments du héros troyen avec une agilité vocale exceptionnelle, de superbes descentes dans les graves et de l’aisance et de la joliesse dans l’aigu. Le jeu de l’actrice, sa technique vocale, sa présence scénique sont un des plus grands bonheurs de la soirée. La soprano lituanienne Viktorija Miskunaité , confrontée aux redoutablesembûches du rôle très exigeant et ambitieux de Didon, a su en relever le défi avec brio. Si les aigus et la diction ne sont pas toujours très assurés, cette jeune chanteuse a la puissance et la vitalité vocales nécessaires à sa partie, un rôle dans lequel elle pourrait certainement grandir. Face à ces deux bonnes chanteuses, Carlo Vincenzo Allemano, donne une interprétation beaucoup plus faible tant dans le chant que dans le jeu théâtral du rôle de Jarba, initialement conçu pour ténor, mais ici plutôt barytoné. Il donne toute sa partie dans un registre médiant uniforme, monotone et monocorde, et joue un personnage grotesque et gaudrioleur qui s’agite et danse sur scène comme un gros bourgeois d’opérette en goguette, un Ochs von Lerchenau mercadantien, et ne parvient pas à rendre la monstruosité infâme du dictateur maure. Si l’Osmida de Pietro di Bianco est de bonne tenue, l’Araspe de Diego Godoy est perfectible.
L’avenir nous dira si la réanimation de la Didone abbandonata de Mercadanteconduira à la complète résurrection de ce bel opéra qu’il serait également intéressant d’entendre interprété par un grand orchestre. Le travail appréciable de sa redécouverte est tout à l’honneur du Festival de musique ancienne d’Innsbruck et de son directeur musical Alesandro De Marchi , un travail que la mise en scène de Jürgen Flimm n’est pas véritablement parvenu à rencontrer.
Luc Roger