Le Parsifal christique du Festival de Bayreuth 2018

Le Parsifal christique du Festival de Bayreuth 2018
Le Parsifal christique du Festival de Bayreuth 2018

Le Festival de Bayreuth reprend cet été le Parsifal mis en scène en 2016 par Uwe Eric Laufenberg, qui l’a retravaillée en lui donnant une plus grande cohérence et en lui donnant des lignes directrcies plus solides, moins dispersées. La direction musicale en a été confiée à au Maestro russe Semyon  Bychkov, qui revient ainsi sur une oeuvre qu’il avait abordée en  1997  au Maggio musicale fiorentino et qu’il a plusieurs fois dirigée depuis, à Vienne et à MadridBychkov se dit, dans une interview accordée à Richard Lorber publiée dans le programme du festival, particulièrement interpellé par l’ «exigence universelle» d’une oeuvre qui «vise l’existence humaine dans sa globalité» et dont l’intensité musicale reflète l’évolution de la vision et du questionnement wagnériens sur l’existence, un processus de transformation continue qui se retrouve tant dans la musique que dans le livret: ainsi le personnage de Kundry qui, depuis que son rire a accompagné la Passion du Christ, a connu d’innombrables réincarnations. Bychov travaille tout en douceur et en tendresse, et paraît éloigné de tout excès, ce que reflète  aussi dans sa communication avec les chanteurs, qui semble se faire dans le partage et l’écoute. Et c’est aussi avec tendresse qu’il nous fait découvrir le monde des tonalités wagnériennes et nous introduit aux questions lancinantes qui parcourent la musique de Parsifal: la question de la faute et de la culpabilité, le rapport à la douleur et à la souffrance, la question de la rédemption et du chemin qui y conduit.

La mise en scène d’Uwe Eric Laufenberg du «festival scénique sacré» de Wagner s’approche au plus près du sens du sacré véhiculé par l’oeuvre en plaçant l’action dans le contexte socio-politique très actuel d’un pays musulman ravagé par la guerre et dans lequel le christianisme est la religion d’une minorité. Tant le lieu de l’action que sa symbolique universelle nous est clairement indiqué par le film que Laufenbergprojette à un moment sur le rideau d’avant-scène qui, au départ du couvent où sont réunis les chevaliers du Graal, – un temple cruciforme à coupoles situé en Iraq peut-être, mais ce pourrait être ailleurs au Proche- ou au Moyen-Orient- , la caméra braquée sur le toit du temple s’élève rapidement dans les cieux pour nous faire voir le globe terrestre et nous entraîner au delà du soleil et de ses planètes dans un voyage intergalactique pour nous ramener progressivement au point de départ, histoire peut-être de relativiser la condition humaine et d’indiquer à la fois les enjeux spirituels universels de l’errance humaine.

Les décors fort beaux et efficaces de Gisbert Jäkel donnent à voir le temple en coupe transversale avec sa coupole, un temple en mauvais état, qui reflète à la fois la faiblesse des chevaliers du Graal et l’état d’un pays en guerre. De gros blocs de maçonnerie se sont détachés et jonchent le sol. Des soldats ou des guerriers en armes occupent de temps à autres ces lieux sacrés, ce qui semble laisser les moines indifférents, tout occupés qu’ils sont du service du Graal.  En second plan, un large passage donne sur le centre du temple où apparaîtra une large vasque dans laquelle Amfortas baignera son corps blessé et plus tard, une fois la vasque recouverte, sera dénudé et se transformera en personnage christique couronné d’épines livré au rituel du Graal revisité de manière extrêmement crue et cruelle par Laufenberg: dans sa mise en scène, la blessure d’Amfortas ne saigne pas, le rituel laufenbergien est sanguinaire, il veut qu’un moine armé d’un coutelas aille saigner Amfortas  debout les bras en croix sur la vasque et que le sang répandu soit recueilli dans un calice ou dans une petite rigole auxquels les moines viendront boire un à un, s’abreuvant du sang souillé de leur chef de même qu’ils communient au sang du Christ lors de l’Eucharistie. Ce sang, même impur, leur sert de viatique et les maintient en vie.

Au deuxième acte, les mêmes décors sont réutilisés pour camper les jardins de Klingsor. Le temple devient palais oriental avec ses mosaïques de couleurs, où domine le bleu et ses petites piscines. Des femmes  en burqas noires y accueillent Parsifal, dont certaines se dévoilent bientôt, vite rejointes par des mousmés habillées comme des danseuses du ventre, qui s’essayeront à le séduire. Klingsor a son antre magique dans une pièce située au niveau de la coupole où il conserve une collection de crucifix qu’il polit soigneusement et devant lesquels il se flagelle torse nu, mais dont il se sert aussi pour subjuguer ses victimes. Ainsi de Kundry qui, dans la scène où elle refuse d’obéir à ses injonctions («Ich – will nicht! Oh! – Oh!»), se voit soumise au vouloir  de Klingsor au moyen d’un crucifix dont le pied de la croix semble recourbé en forme de sexe dressé, horrible magie noire qui mène le spectateur au bord de l’écoeurement, comme il l’était au moment du supplice et de la communion au sang d’Amfortas.

Le Parsifal christique du Festival de Bayreuth 2018

Au troisième acte, le temple a rétréci et les deux travées se sont rapprochées, la végétation a envahi les pièces situées en deuxième plan et des plantes gigantesques ont percé les murailles, un énorme désordre règne sur scène, le temps a passé, les moines survivants et Kundry ont considérablement vieilli. Kundry utilise ses dernières forces à essayer de mettre de l’ordre et de nettoyer les lieux. Lorsqu’arrive Parsifal elle s’agenouille pour lui laver les pieds. Parsifal a ramené la lance de Longin qu’il a rompue pour briser les pouvoirs de Klingsor et  dont il a confectionné une croix qu’il plante dans un roc. Les moines apporteront le cercueil de Titurel dont Amfortas finira par ôter le couvercle pour plonger les mains dans les cendres de son père et s’allonger sur ses restes pour y mourir. Le temple se peuplera de soldats et d’hommes et de femmes porteurs de signes religieux des trois religions monothéistes. Des hommes et des femmes se dénuderont pour aller recevoir une pluie lustrale qui tombe sur la végétation, et, plus tard,  lorsque Parsifal ira placer les deux morceaux de la lance de Longin dans le cercueil feront chacun de même avec leurs signes religieux respectifs, un message fort qui plaide en faveur d’une universalité de la spiritualité.

La mise en scène d’ Uwe Eric Laufenberg nous semble bien respecter le sens profond de l’oeuvre et du rituel du festival sacré wagnérien. Les scènes les plus choquantes de la communion au sang d’Amfortas ou de la sorcellerie de Klingsor n’ont pas la provocation pour but , mais  dérangent et  bousculent, et provoquent une déstabilisation qui doit mener vers une vision supérieure. Dans une lettre adressée à Nietzsche, le Maître de Bayreuth signait, sans doute avec un sourire ironique, » Richard Wagner, conseiller ecclésiastique». Aujourd’hui, Uwe Eric Laufenberg est son fidèle acolyte.

Le plateau très homogène réunit des chanteurs de la plus grande envergure. Günther Groissböck campe dans le long récit du premier acte un Gurnemanz sans concession, un homme dont la sagesse fait autorité avec sa voix puissante, impérative, aux couleurs intenses et expressives.  Thomas J. Mayer incarne les terribles souffrances et la fureur d’Amfortas avec un jeu d’acteur à couper le souffrance. Sa transformation en un Christ blessé non par la lance de Longin mais par un moine qui le sacrifie sur l’autel et le vide de son sang est confondante de vérité, écoeurante, insoutenable. A l’excellence du jeu de scène correspond la justesse de l’expression vocale et des inflexions. Le Klingsor du baryton-basse australien Derek Welton est sans doute l’un des meilleurs du moment, avec une qualité de prononciation et de projection peu commune qui rend le texte parfaitement clair. Quant à Thomas Kehrer, sa belle basse a la force de celle d’un Commandeur dans son interprétation de Titurel. Elena Pankratova montre quelle grande actrice elle est lorsque la mise en scène lui permet de faire la preuve de son art, ce qui est le cas de la production de Laufenberg. Pankratova déploie toute la panoplie de la séduction féminine et détaille la palette des sentiments et des émotions de cette femme tiraillée entre les forces du mal et celles du bien et qui traîne sa faute sans arriver à l’expier depuis bientôt 2000 années. Il faut voir l’immense présence scénique d’Elena Pankratova au troisième acte, incarnant une femme vieillie et courbatue dont le corps souffre encore mais dont l’âme est réconciliée, une présence d’autant plus remarquable qu’elle n’a presque aucune ligne à chanter. Et la force de son chant, plein de tempérament, est à la mesure de son jeu: la chanteuse subjugue tout autant que l’actrice. Le rôle-titre enfin est occupé par l’excellent Andreas Schlager, qui rend bien la transformation du héros au fil des actes, avec un premier acte d’une interprétation plus légère et ingénue, puis un deuxième acte beaucoup plus puissance marqué par le décillement des yeux, l’horreur pour le mal et la décision inébranlable, et enfin la force du troisième acte et l’évidence de sa mission et de son autorité. Petit bémol, la voix d’en haut (Wiebke Lehmkul) semble d’une émission bien faible, tout aussi faible que le mannequin un peu dérisoire  du petit berger placé par Laufenberg sur le toit du temple, mais il s’agit probablement davantage d’un problème acoustique que de casting.

Luc Roger