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Pour le tryptique puccinien, nous avons retrouvé non sans gourmandise la metteure en scène Lotte de Beer, qui s’était déjà signalée à la Biénnale de Munich et dont nous avions l’été dernier pu apprécier l’extraordinaire travail dans le Mosè in Egitto du Festival de Bregenz sur le lac de Constance. Nous nous demandions comment la Néerlandaise allait résoudre l’équation complexe et plutôt épineuse de la mise en scène de ces trois opéras qui appartiennent à trois genres différents, Il tabarro, un mélodrame vériste, Suor Angelica, un court opéra lyrico-mystique et, Gianni Schicchi, une farce aussi macabre que drôle et savoureuse.
En 2015, Lotte de Beer remportait un International Opera Award en tant que Best Newcomer (meilleure révélation) et décroche depuis lors des contrats dans les meilleures maisons. Avec Il Triticco, elle réussit sa grande entrée au Bayerische Staatsoper avec une mise en scène intelligente et visionnaire.
Lotte de Beer et son conseiller Peter te Nuyl résolvent le problème de la diversité des trois opéras en en respectant l’inscription temporelle, comme en témoignent les costumes très réussis de Jorine van Beek, qui rendent bien l’atmosphère du pauvre milieu des débardeurs parisiens du début du 20ème siècle, celle de la clôture d’un couvent du 18ème siècle et celle enfin de la Florence du 13ème siècle. C’est par le truchement d’un extraordinaire décor unique dû à Bernhard Hammer et par la thématique commune de la mort que les trois panneaux du Tryptique se trouvent reliés. Le décor figure un tunnel fait de tronçons qui vont s’élevant et s’étrécissant vers le fond de scène et dont une des fonctions symboliques est de représenter le temps qui passe et de permettre le défilé des siècles de l’action. Lors de l’ouverture du Tabarro, c’est un cortège funèbre qui parcourt le tunnel avec deux cercueils, un grand cercueil contenant un corps adulte et un petit cercueil pour enfant. Ensuite, par le truchement des accessoires, le tunnel figurera la péniche et les bords de Seine, le couvent et enfin la chambre funèbre de Gianni Schicchi. Les éclairages d’Alex Broket des enfumages bien calibrés accentuent le rendu des atmosphères. Les effets visuels s’enchaînent avec souplesse, avec des moments plus intenses à la fin du premier et du deuxième opéras, où l’anneau du second tronçon du tunnel effectue un mouvement complet de rotation, une grande roue qui entraîne le cadavre de Luigi fixé à la paroi et plus tard le fils mort de Suor Angelica qui lui est apparu enchâssé dans une grande croix formée d’un pourtour de lampes à la blanche incandescence. La répétition du procédé crée l’attente d’une répétition dans le troisième opéra, attente subtilement déçue car Lotte de Beer a opté pour l’effet miroir inversé de la suspension d’un lit à baldaquins reproduisant le lit sur lequel repose le cadavre de Gianni Schicchi. La difficile équation est brillamment résolue, la spécificité de chacun des opéras est parfaitement rendue et cependant des charnières solides relient les panneaux du triptyque: le tunnel et ses rotations, les thèmes de la mort et des amours illicites ou interdites par le jeu des conventions sociales.
La réussite de la mise en scène s’accompagne d’un plateau prestigieux et d’une interprétation orchestrale dirigée par les mains précises du magicien Petrenko, qui excelle à rendre les émotions, les tendresses, les surprises et l’humour de la partition. Si le Trittico est rarement monté dans son intégralité, c’est aussi en raison du coût que représente le nombre important de premiers rôles, une pierre d’achoppement sur laquelle ne semble pas buter le Bayerische Staatsoper, qui sait se donner le moyen de ses ambitions et engage les meilleurs interprètes, dont le seul énoncé des noms fait rêver. Dans le Tabarro, Wolfgang Koch prête son baryton basse dramatique et puissant au personnage de Michele, auquel son gabarit imposant convient bien et qu’il interprète en lui donnant une humanité peu commune à la représentation de ce personnage. Les hésitations de Giorgetta sont subtilement rendues par le jeu de scène incandescent et le soprano vibrant, d’Eva-Maria Westbroek. Yonghoon Leedonne un Luigi très applaudi avec des chaleurs de timbre, un volume intense, de la plénitude, de l’emphatise parfois même, de la richesse. On retrouve avec grand plaisir cet excellent ténor qui avait donné en janvier 2017 un éblouissant Don Carlo. La Suor Angelica d’Ermonela Jaho était un des moments attendus de la soirée, c’est ce rôle qui a révélé la chanteuse albanaise en 2011. La soprano a surtout donné une interprétation aux qualités dramatiques bouleversantes qui exprime l’agonie d’une mère écartelée, d’une religieuse par contrainte dont la foi s’avère inefficace et que seul un miracle peut sauver. Michaela Schuster rend admirablement la rigidité sordide et glaçante de la tante-princesse. Enfin, dans le troisième opéra, Ambrogio Maestri brûle les planches avec son Gianni Schicchi à la truculence pantagruélique, avec une puissance d’interprétation au phrasé exemplaire, inénarrable de drôlerie dans son imitation nasillée de Buoso Donati. Pavol Breslik reste quelque peu en deçà du rôle de Rinuccio, Rosa Feola donne le seul aria de la soirée, «O mio bambino caro», avec des accents qui touchent tout en sachant éviter l’excès. C’est encore à Kirill Petrenko que l’on doit l’extraordinaire fluidité dans le soutien et l’accompagnement des dialogues, qui sont au coeur de la partition et du spectacle du dernier opéra du Trittico.
La nouvelle production du Bayerische Staatsoper a été célébrée par la louange unanime tant du public que de la critique. A voir absolument.
Prochaines représentations les 14 et 16 juillets 2018.
Luc Roger
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