… ou quand Stravinsky rencontre Tchaikovsky dans un mélange de genres qui peut faire sens.
Pour son spectacle annuel qui permet aux jeunes chanteuses et chanteurs de l’Opéra Studio du Bayerische Staatsoper de se confronter à l’extraordinaire expérience de la scène, l’Opéra Studio a fait le pari de mélanger deux courts opéras de deux compositeurs différents, en alternance de scènes, Mavra de Stravinsky (25′) et Iolanta de Tchaikovski. Une soirée russe dirigée par la percutante Alevtina Ioffe. Russe elle aussi et formée au Conservatoire Tchaikovsky de Moscou, elle est de ce fait particulièrement bien placée pour comprendre et transmettre l’âme de la musique et des contes russes. La mise en scène a été confiée à Axel Ranisch, bien connu du public munichois pour avoir mis en scène trois opéras à l’opéra de Munich : en 2013, The bear/La voix humaine, en 2015 l’opéra familial Pinocchio et en 2017/2018 l’Orlando Paladino.
Stravinsky révérait Tchaikovsky dont il se sentait plus proche que du Groupe des Cinq (dont Borodine, Moussorgsky et Rimsky-Korsakov). Il avait dédié son petit opéra Mavra à Pouchkine, qui en a fourni l’argument, et à Glinka et Tchaikovsky, auxquels sa composition musicale se réfère par allusions et citations directes. Ainsi peut-on y entendre des motifs empruntés à Eugène Onéguine de Tchaikovsky et y percevoir l’influence de l’art de la colorature tel que Glinka l’a pratiqué. L’amour de l’oeuvre de Pouchkine est commun à Stravinky et à Tchaikovsky, qui a composé trois opéras inspirés de l’oeuvre du grand écrivain russe. La composition de Stravinsky, fort structurée et conceptuelle, alterne les motifs lyriques et un sens marqué de l’humour, notamment dans les déformations de la langue russe, qui de l’avis de la cheffe d’orchestre, rend la compréhension parfois difficile même pour des russophones.
Toute charmante qu’elle soit, dans l’ensemble la composition de Mavra nous a semblé bien légère et ne pas faire le poids par rapport au caractère profondément passionnel de la Iolanta de Tchaikovsky. Le sujet de Mavra sent la fleurette, ce n’est là que l’amusante histoire d’un hussard qui se travestit pour pouvoir retrouver chez elle la belle jeune fille dont il est amoureux, et on perçoit bien que cela se terminera par un happy end. Ils seront heureux et feront plein de petits hussards et de petites filles qui se marieront plus tard avec d’autres soldats. Et la légèreté de la musique rencontre bien celle de l’argument. Iolanta par contre est une oeuvre à dimension shakespearienne et philosophique. Tandis que Stravinsky a écrit Mavra alors qu’il batifolait avec Vera de Bosset qui lui avait été présentée par Diaghilev, Tchaikovsky était crucifié par une homosexualité alors inavouable et incompatible avec ses convictions chrétiennes. Les questions que dut affronter Tchaikovsky et qu’il nous transmit dans sa musique étaient d’un tout autre ordre, c’étaient des questions d’ordre métaphysique qui torturaient le compositeur : être ou ne pas être, le pourquoi de l’humanité, et la question de la présence propre sur terre. Hommes, ici n’a point de moquerie ! Et de fait, la musique de Iolanta est dépourvue d’humour. Le personnage du médecin Ibn-Hakia qui pourrait rendre la vue à Iolanta, est d’ailleurs plus philosophe que médecin. La question n’est pas de savoir s’il peut guérir Iolanta mais si Iolanta veut accéder à la vue et à la lumière. Tchaikovsky est proche de Dostoievky, Stravinky des ballets russes.
Peut-on marier l’eau et le feu ? Alex Ranisch a trouvé une solution ingénieuse pour résoudre la question. Il enferme Iolanta dans un édifice qui tient du terminal gazier et du planétarium, une grande cage de fer en forme de rotonde. Du haut de sa tour, l’adolescente joue avec des poupées de chiffon qui figurent les personnages de Mavra, les mouvements qu’elle leur impose sont représentés par les chanteurs de l’opéra de Stravinky, poupées humaines porteuses d’énormes masques qui leur donnent l’aspect des petites poupées de chiffon. Le travail du costumier Falko Herold est remarquable, ces masques ne pouvaient faire entrave à la portée du chant et devaient donner l’illusion de têtes de poupées de chiffon. Le chanteur et les trois chanteuses de Mavra ne pouvaient soutenir leur chant par la mimique, mais uniquement par la gestuelle, et ils se sont particulièrement bien tirés d’affaire, particulièrement Anna El Khashem, la merveilleuse interprète de la jeune Parasha. Ranisch souligne également le parallélisme entre Parasha et Iolanta en les revêtant d’une même robe, et en ne peignant pas de pupilles sur les globes blancs de Parasha, ce qui peut faire penser à un regard d’aveugle, fréquent en amour, dit-on.
Menée ainsi, l’alternance des deux opéras fait sens jusqu’à un certain point. Iolanta en grandissant s’intéresse de moins en moins à l’histoire de ses poupées et davantage à la sienne propre, confrontée qu’elle est à l’émergence de sa sexualité. La tension dramatique va croissant et la musique de Tchaikovsky évolue vers un couronnement d’apothéose : Iolanta recouvre la vue, son amoureux que le roi René, le père de Iolanta, voulait faire trucider, est libéré et, révélant son haut lignage, reçoit Iolanta en mariage.
Voilà le hic. Quand l’opéra de Tchaikovsky prend fin, encore faut-il y raccrocher la fin de Mavra, la scène où la mère de Parasha découvre que la servante qu’elle vient d’engager n’est autre qu’un hussard travesti. La transition entre les deux opéras est quasiment impossible, la musique passionnée de Tchaikovski est beaucoup trop dominante et tout est dit dans ses derniers accords, qu’Alevtina Ioffe fait sonner de manière tonitruante. Et alors qu’il faudrait le silence, vient la fin de l’opéra de Stravinsky qui ne tient pas, mais alors vraiment pas, la distance. Et le soufflé de cette bonne soirée retombe.
Axel Ranisch n’a pas fait dans la dentelle : en clôture de Iolanta, il contraint le ténor à se crever les yeux avec un poinçon (une poire terminée par un tuyau qui projette du liquide rouge figurant le sang). S’il est possible d’interpréter le recouvrement de la vue par Iolanta comme symbolique, et d’adhérer à la transfiguration provoquée par la métamorphose du corps et la découverte de l’amour, on comprend moins l’auto-mutilation de Vaudémont. Point n’était besoin de lui faire prouver son amour par un acte aussi absurde, il l’avait déjà fait en risquant sa vie pour sauver sa belle. Une fin désolante pour une soirée qui avait bien commencé.
Reste le bonheur de la musique, surtout celle de Iolanta, même si le cadre rococo du Cuvilliés se prête peu à une musique qui ne demande qu’à prendre de l’ampleur. Et reste surtout l’engagement de ces chanteurs qui s’adonnent avec autant d’enthousiasme que de talent à leur art. La Iolanta de Mirjam Mesak est de toute beauté et séduit dès les premières notes, avec une ligne vocale très pure et sensible, Oleg Davydov donne un somptueux Bertrand avec une basse profonde très définie et assurée, Long Long, plutôt discret lors des premières interventions de son Vaudémont gagne en puissance avec des moments héroïques et finit par en faire trop pour une prestation dans l’ensemble réussie mais peu calibrée. Le puissant roi René de Markus Suihkonen et le séduisant Robert de Boris Prýgl ont tous deux fort belle allure.
Une soirée de découverte de jeunes talents dont on se réjouit de pouvoir suivre le parcours.
Synopsis et distribution : voir le post précédent sur le sujet