[:fr]
La nouvelle production du Bayerische Staatsoper des Meistersinger avec Jonas Kaufmann est une fête tant pour l´esprit que pour les sens, qui a d´emblée été célébrée par une critique et un public unanimes. En plaçant l´action à l´époque contemporaine, le metteur en scène David Bösch donne un nouvel éclairage au livret, en élargit le propos sans en dénaturer aucunement l´essence et nous offre la possibilité d´une identification rapprochée, la direction musicale du maestro Kirill Petrenko enchâsse un nouveau diamant sur sa couronne de magicien wagnérien, avec un orchestre et des choeurs à leur plus haut niveau, enfin le plateau réunit des chanteurs de tout premier plan.
Dès les premières mesures de l´ouverture on est séduit et bientôt envoûté par l´intelligence et la précision de la direction de Kirill Petrenko qui fait rendre à l´orchestre toute la luminosité du Vorspiel avec sa vivacité joyeuse et ses moments d´emphase plus pompeuse. Le maestro travaille en orfèvre et en ciseleur du détail qui n´est jamais détaché ou souligné que pour mieux rendre compte de l´ensemble de la phrase musicale. Des ruisseaux de musique semblent surgir de tous cotés pour se rejoindre dans la magnificence d´un fleuve sonore. L´orchestre expose avec maestria les leitmotivs de l´oeuvre, la lutte entre la pompe académique des anciens déjà couronnés et le lyrisme printanier et novateur de Walther, l´impatience amoureuse d´Eva ou le comique ridicule des maîtres chanteurs enfermés dans leurs certitudes et particulièrement de Beckmesser empêtré dans les procédés frauduleux de sa tentative infructueuse de s´approprier la main d´Eva, la coda annonçant un heureux dénouement.
David Bösch situe l´action dans une contemporanéité aux dates incertaines, quelque part entre les années 50 et la fin du siècle dernier, entre l´ère des crochets de village et celle des antennes paraboliques ou des portables qu´on demande d´éteindre en entrée de spectacle. L´ancienne Nuremberg fait place à une banlieue misérable bâtie de pauvres petits immeubles à appartements aux parois grisâtres de béton nu, un décor de Patrick Bannwart qui alterne avec un podium de bois de piètre qualité ceint de cordes comme celui d´un ring de boxe et entouré d´échafaudages métalliques qui supportent quelques plate-formes et une série de projecteurs d´éclairage, et qu´on gravit par des échelles. Des artisans gagne-petit y survivent tant bien que mal, Hans Sachs confectionne ou répare des chaussures avec pour toute échoppe une vieille camionnette-fourgon déglinguée, son apprenti David circule à mobylette et s´endimanche pour rencontrer sa belle Magdalene. Seul le bijoutier Pogner semble disposer d´une certaine aisance comme en atteste sa BMW(dont les connaisseurs reconnaîtront sans peine le millésime) et le fait qu´il sponsorise le concours de chansons de la cité. L´appartenance à une confrérie de maîtres chanteurs aux règles innombrables contenues dans de vieux dossiers de bureaux console toutes ces personnes de leurs existences sordides. C´est dans ce milieu étriqué que débarque Stolzing, en blouson de cuir et guitare à la main, un type qui semble sorti d´un roman de Kerouac et pour qui la poésie et le chant n´ont que faire des règles empoussiérées, auxquelles certains maîtres semblent tenir comme à la prunelle de leurs yeux. Une querelle des anciens et des modernes version Wagner. Le concours semble organisé comme pour être filmé (comme en témoigne le panneau portant un «Bitte, Ruhe», équivalent du «Silence on tourne»). Une procession passe, comme on en voit pour la Fête-Dieu, un prêtre entouré d´acolytes portant très haut le Livre Saint suivi de porteurs d´une statue de bois représentant un Christ avec dans les bras croix et agneau. On est la veille de la Saint Jean, et comme le prix du concours est la main d´Eva, c´est aussi une «Polterabend», une de ces soirées allemandes où l´on casse de la porcelaine pour souhaiter bonheur au couple dont on va célébrer les noces le lendemain. Ici, dans le pauvre quartier populaire de David Bösch, la Polterabend se transforme en une révolte populaire, des casseurs peinturlurent les murs des maisons de grafitis (le A de Anarchie) ainsi que la camionnette de Hans Saschs, dont l´enseigne de néons qui formaient les lettres de son nom, Sachs, se voit détériorée, ne laissant plus qu´un «Ach!», «Ach» comme dans «Ach was (allons bon!)» ou «Ach du mein lieber Gott! (Oh mon Dieu!)». Le jour de la Saint Jean, pour le concours, David Bösch et Patrick Bannwart nous donnent un superbe tableau qui occupe toute la scène, avec le podium-ring au centre entouré des échafaudages portant des grandes banderoles de tissu blanc et dont les plates-formes supportent les choeurs faisant foule. A droite de la scène Pogner et sa fille toute de blanc vêtue occupent une plate-forme. A l´arrière-plan, sur un écran parfois brouillé de neige comme un téléviseur, défilent la projection en noir et blanc de publicités d´une autre époque (Travail vidéo de Falko Herold).
Le peuple prend le parti de la nouveauté et soutient Stolzing. Stolzing lui-même iconoclaste avait auparavant déjà brisé, dans une superbe mise en abyme inversée, le buste de Richard Wagner. David rend ainsi sa pièce au compositeur, qui avait lui aussi révolutionné l´opéra, souvent incompris et puis célébré. Amusante, et magnifique trouvaille de mise en scène qui ajoute au comique de l´opéra, une trouvaille d´autant plus audacieuse que les Meistersinger furent crées sur la scène munichoise il y a près de cent cinquante ans. Bösch donne une lecture de l´oeuvre qui met en valeur l´émotionnalité des divers personnages, qu´il aborde avec humanité, tendresse et empathie. Si la plupart des personnages ont dans le livret même un profil plutôt sympathique, -l´ardeur juvénile et la sève amoureuse d´Eva, le goût pour une liberté qui se défie de toute contrainte et la créativité de Walther, les amours simples et heureuses de Magdalene et de David, la tendre bonhomie protectrice, paternelle et généreuse de Hans Sachs qui comprend le génie de Walther et le soutient, et qui met son amour pour Eva sous le boisseau pour favoriser l´union des jeunes gens-, David Bösch dessine le portrait de Sixtus Beckmesser avec la même tendresse, qui ici, s´il s´ empêtre dans ses ridicules, est aussi compris avec une certaine bienveillance, celle que des parents peuvent avoir pour des enfants qui se fourvoient. Le tragique du personnage est souligné tout autant que son comique. La mise en scène du final pose cependant question: on y voit Beckmesser arriver sur scèn
e dans le dos de Hans Sachs et pointer l´arme vers la tête du poète, avant de se reprendre et de retourner l´arme contre lui-même. La vision de David Böschse termine par un suicide et le départ sur la route de Walther von Stolzing et d´Eva qui partent vers de nouveaux horizons, laissant la cité à ses traditions alors que les maîtres chanteurs et le choeur entonnent un hymne nationaliste à la culture allemande. On ne voit pas ce que ce suicide apporte à l´opéra, ce me semble une solution par trop facile à la complexité de la mise en scène du final, et au problème noueux de faire passer le panégyrique de Sachs puis du choeur à la germanitude et à ses maîtres («…das heil’ge röm’sche reich, das heil’ge deutsche Kunst!»).
L´intelligence et les trouvailles de la mise en scène servent d´écrin à d´incomparables chanteurs, auxquels la direction musicale apporte une attention de tous les instants. Kirill Petrenko réussit à créer une parfaite osmose entre la fosse et le plateau et travaille, semble-t-il, en excellente complicité avec le metteur en scène, les choix du dernier rencontrant bien la lecture de la partition du directeur musical. Wolgang Koch qui pratique le rôle de Hans Sachs depuis à présent dix ans, -il a fait ses débuts dans le rôle en 2006 à Bayreuth-, l´habite avec une aisance remarquable, ce rôle est devenu une de ses plus belles cartes de visite. Koch donne un chant ample et puissant qu´il aborde avec une puissance expressive et émotionnelle qui correspond bien à la vision du personnage développée par le metteur en scène. Le baryton déploie la palette complexe et nuancée du déchirement intérieur qui anime ce veuf qui transcende sa solitude par la poésie.Wolgang Koch ne se perd jamais dans la grandiloquence des effets de voix, mais livre un travail tout au service de son personnage, ce qui est l´apanage des plus grands chanteurs. L´ovation du public reconnaissant est énorme. Aux côtés de ce routier du rôle, on trouve l´exceptionnelle prise de rôle de Jonas Kaufmann en Walther von Stolzing. L´acteur impressionne autant que le chanteur. Jonas Kaufmann, la quarantaine sonnée, se transforme en un jeune routard d´une bonne vingtaine d´années qui a le goût d´une vie libre et n´a que faire des conventions sociales ni des règles de fonctionnement de la société des maîtres chanteurs. L´amour seul lui fera troquer son blouson de cuir noir pour le veston cravate, mais pour un instant seulement, bien vite le naturel reprend le dessus, la cravate est offerte à sa belle lors du tournoi de chant, et le veston jeté aux orties. Le chanteur fascine dans le rôle, aucun effet de manches, mais la pure beauté de la précision, d´une articulation et d´une projection sans failles, de la recherche constante d´une correspondance entre le chant et l´émotion, un travail extrêmement calibré, techniquement impeccable qui fait parfaitement pendant à celui de Wolgang Koch et deKirill Petrenko. Kaufmann atteint le sublime dans le grand air du concours entièrement adressé à Eva qui campe les Juliette sur son balcon, Ce chant d´amour qu´il crée alors que Hans Sachs en prend note, dont Beckmesser s´approprie sans parvenir à le rendre et qui devient un hymne à l´amour libre au moment du concours. Le troisième grand rôle masculin est porté avec brio par Markus Eiche, un contre-rôle difficile car il s´agit dans la vision de David Bösch de jouer les équilibristes entre les ridicules et la fragilité pathétique et désespérée du personnage. Sara Jakubiak donne une Eva à la fraîcheur pétillante, remarquable comme dans son interprétation d´un «Selig wie die Sonne…» aussi tendre que vibrant à la quatrième scène du troisième acte. Benjamin Bruns nous offre un David maladroit et attachant, au ténor lumineux, excellent dans son grand air des règles des maitres chanteurs «Mein Herr, der Singer Meister-Schlag gewinnt sich nicht an einem Tag…» du premier acte. Enfin, la mezzo Okka von der Damerau, dont l´étendue vocale est décidément surprenante, chante Magdalene avec un soprano juvénile, clair et sensuel extrêmement séduisant, qui ensorcelle un David totalement enamouré.
L´excellence est au rendez-vous de ces Meistersinger dans cette mise en scène bourrée d´humour et de tendresse, que la critique donne comme la plus aboutie de ces dernières décennies au Bayerishce Staatsoper.
Luc Roger
[:]