Depuis des années, la compagnie Opera incognita surprend le public munichois par sa recherche de lieux extraordinaires pour la représentation de ses productions, dont un des rendez-vous traditionnel a lieu à la fin du mois d’août, alors que les festivals sont terminés et que la saison n’a pas encore commencé. Ces lieux sont le plus souvent sélectionnés en raison de leur proximité thématique avec le sujet de l’opéra, ainsi le Tour d’écrou fut-il représenté aux Bains publics Müller, la Clemenza di Tito au Cirque Krone et Orphée et Eurydice dans un passage sous-terrain désaffecté. Monter Aïda de Verdi au Musée d’art égyptien de Munich entre bien dans la tradition de la compagnie d’Andreas Wiedermann et Ernst Bartmann.
L’oeuvre avait d’ailleurs connu sa première à l’Opéra du Caire en 1871 et fut jouée au pied des pyramides à partir de 1912. Les costumes, les accessoires et la mise en scène avaient été assurés par le célèbre égyptologue Auguste Mariette, qui avait instauré sans le savoir la tradition des mises en scènes muséales de l’oeuvre.
Le metteur en scène Andreas Wiedermann n’a pas manqué de s’interroger sur le rapport que le public entretient avec les pièces conservées dans les musées, cette espèce de sacralisation des objets qui se voient entourés d’une aura et qui en perdent souvent leur réalité première. Pour le metteur en scène, le passé n’est jamais vraiment passé, même si nous lui fermons la porte. Ses fantômes, ses idéologies, ses slogans que nous croyons avoir rangés dans des livres d’histoire ou dans des vitrines de musées peuvent revenir nous hanter et reprendre vigueur.
Jouxtant les espaces d’exposition du nouveau musée égyptien de Munich, on trouve une longue salle rectangulaire plutôt étroite qui sert peut-être aux expositions temporaires. C’est cette salle qu’a cette fois investi Opera incognita. Le problème est qu’on ne peut y placer que cinq rangées de chaises, en grandins, et que, sauf si on a la chance d’être assis au centre et de préférence sur les gradins supérieurs, on n’a jamais une vue d’ensemble de l’action et qu’on risque le torticolis. Mais cet inconfort est joyeusement accepté par un public tout acquis à la compagnie.
Pas de scène, c’est devant le long mur de béton que se déroule le drame. Pour contourner le problème de l’espace disponible, Andreas Wiedermann s’est inspiré des murs couverts de bas-reliefs des mastabas et de la représentation typique des personnages qu’on y peut voir représentées essentiellement de profil. Le texte du livret traduit en allemand est projeté en double sur le mur, ce qui en assure la vision et la compréhension par tous les spectateurs. Pendant les moments orchestraux, on voit apparaître des citations de penseurs et d’écrivains célèbres qui sont autant de réflexions sur le rapport au temps, ce temps typique des musées. Bertrand Russell, William Faulkner, Albert Einstein, pour ne citer qu’eux, viennent à l’appui du propos que veut véhiculer la mise en scène, mais aussi Hans Neuenfels, dont le public cultivé connaît la fameuse mise en scène de l’opéra de Verdi à Francfort en 1981, une mise en scène qui fit à l’époque scandale, et dans laquelle Aïda faisait office de femme de ménage dans un musée (ou de technicienne de surface si l’on préfère le jargon politiquement correct). La production de Francfort est souvent citée en Allemagne comme fondatrice du Regietheater, un terme dont nombre d’amateurs d’opéras se servent aujourd’hui en le lançant comme une marque de mépris. L’humour est bien présent dans le propos de Wiedermann, qui dans une projection de texte rappellera aussi l’acrostiche anti-autrichien Viva Verdi, Verdi pour Vittorio Emanuele Re D’Italia. Verdi toujours lorsque les choristes revêtiront tous subitement des casquettes rouges portant chacune l’inscription Verdi, tout Allemand connaissant le puissant syndicat du tertiaire qui porte ce nom en Allemagne, Verdi est ici l’union des deux premières syllabes «Vereinigte Dienstleistungsgewerkschaft» (syndicat uni des services). L’allusion au célèbre compositeur italien est revendiquée: les artisans de la fusion devront s’inspirer du génie de Giuseppe Verdi pour faire régner l’harmonie dans ce syndicat issu de la fusion de diverses organisations. Verdi encore, en chair et en os, représenté par un acteur, portrait craché du compositeur en frac et en gibus, qui apparaît aussi en Garibaldi.
L’ìnterrogation sur les objets muséaux se fait aussi via le comique de la présentation de quelques objets trimbalés sur des chariots et dont l’explication souvent amusée est donnée via des textes projetés. Comiques encore la scène au cours de laquelle Amnéris allongée sur un chariot se voit opérée du coeur, un coeur remplacé par une pierre, ou la scène finale au cours de laquelle Radamès et Aïda sont momifiés vivants par de larges bandelettes dont ils sont rapidement entourés avant de se voir déposer un masque en or sur leur visage.
Le public d’Opera incognita connaît bien le travail de cette compagnie qui joue le plus souvent à guichets fermés et il ne viendrait à l’idée de personne de s’offusquer des trouvailles scéniques de ses productions. On vient ici pour se divertir, pour apprécier les talents du metteur en scène et son inventivité, celui du compositeur- chef d’orchestre Ernst Bartmann qui retravaille les partitions pour orchestre de chambre et les colore ici et là, et celui des jeunes chanteurs et des choristes semi-amateurs qui s’engagent à fond dans leur travail, toujours très applaudi.
Le travail d’Opera incognita, c’est une fête et une célébration, mais aussi une méditation sur le célèbre aphorisme de Verdi : Tornate all’antico e sarà un progresso !