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C’est le 21 septembre 1917 que la Fée du carnaval, -une opérette en trois actes d’Emmerich Kálmán sur un livret d’Alfred Maria Willner et de Rudolf Österreicher-, fut jouée pour la première fois au Théâtre Johann Strauss de Vienne. Aujourd’hui Josef E. Köpplinger, le directeur général du Theater-am-Gärtnerplatz remet en scène cette belle opérette, opportunément en temps de carnaval, pour célébrer son centenaire.
Kálmán écrivit son opérette au plus fort de la guerre 14-18. On est alors en temps de disette, la faim tiraille les estomacs qui doivent se contenter, du moins d’après la nouvelle version munichoise, de soupes aux carottes ou de ragoût d’écureuil.
Köpplinger déplace l’action à Munich, ce qui permet les habituels ajouts ou transformations au texte pour railler la situation locale. Il aménage intelligemment l’espace scénique réduit de la Vieille Halle des Congrès où le Theater-am-Gärtnerplatz a dû monter sa nouvelle production, les travaux de rénovation du théâtre n’étant toujours pas terminés. Mais, à la guerre comme à la guerre, la Halle du Congrès étant libre, le metteur en scène crée une scène devant la scène, et y installe un bar, des chaises et des tables pour figurer la grande salle du café-théâtre où se déroule toute l’action .
Pour évoquer les horreurs de la guerre, Köpplinger organise un ballet macabre de soldats et d’infirmières de la croix rouge aux visages blêmes et épuisés, porteurs de ballons de baudruche rouge sang, comme autant de berlingots pour les transfusions aux blessés ou comme, parfois, autant de signes de joie. Mais les gestes mécaniques des danseurs qui élèvent ou escamotent les ballons montrent bien qu’on n’est pas vraiment à la fête. Toute l’opérette se déroule sur la toile de fond de la guerre: on s’amuse, on boit et l’on danse pour oublier l’espace d’une soirée les horreurs de l’indicible carnage, et Köpplinger y insistera tout au long de sa mise en scène, peut-être pour rappeler aussi le monde inquiétant dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ce monde de l’opérette où tout se termine toujours par un happy end est ici couvert de sinistres nuages que la gaieté des chants et les joies de l’amour ne parviendront pas à dissiper.
La salle du café est en contrebas de la scène qui représente la rue enneigée et glaciale où patrouille la police et ou l’on fait des batailles de boules de neige. L’orchestre est en fond de scène, toujours caché par un rideau de scène noir à peine translucide, le chef Michael Brandstätter fait dos au public et dirige les chanteurs et les choeurs par moniteurs interposés. Les décors de Karl Fehringer et Judith Leikauf utilisent au mieux les possibilités de la salle de la vieille Halle des Congrès, sans doute peu apte aux productions théâtrales, mais qui a gardé le charme désuet des années cinquante, époque à laquelle elle fut ouverte au public, quasi encore sur les débris de la dernière guerre. Ils utilisent des moyens aussi simples qu’efficaces, le bord de scène servant de mur de fond au café-théâtre, un téléphone à cornet au mur permet la liaison avec l’extérieur, une grande ardoise signalant que le plat du jour est de la soupe aux carottes, un escalier de bois montant vers la scène où une porte battante permet l’accès à la rue. La réussite du décor se voit encore rehaussée par celle des costumes de Dagmar Morell qui parvient à restituer les accoutrements pauvres et artistes de la bohème du début du 20e siècle, et les habillements rupins de la haute bourgeoisie ou de la noblesse. Les costumes des danseurs, soldats et infirmières , de même que leurs grimages, sont particulièrement réussis.
Pour oublier la faim, le froid et les horreurs de la guerre, une joyeuse compagnie d’artistes et de nobles fait la fête lors du carnaval dans le café-théâtre de Leopoldine Brandlmayer. Toute fête est pourtant interdite par les autorités, et la police veille et intervient, mais comme les policiers ont soif… C’est un jeune artiste peintre totalement désargenté qui joue les amphitryons: Viktor Ronai donne une fête à l’occasion du prix de 10000 marks qu’il s’apprête à recevoir d’un noble mécène. Quand l’un des invités s’en prend à une jeune femme fort belle et dont Victor, amoureux, vient de croquer le portrait, le jeune homme s’interpose. Malheureusement, le goujat importun est le Comte Mereditt, qui est aussi le fondateur du prix. Victor le provoque et un duel doit être organisé. Mais la jeune femme le récompense bien mieux en lui donnant un baiser. L’intrigue se corse quand on apprend que la jeune femme doit épouser le lendemain un riche et noble barbon. Elle refuse de dévoiler son identité, -elle est en fait une véritable princesse- et se fait passer pour la Fée du carnaval. L’intrigue principale se complique de plusieurs intrigues secondaires qui mettent chaque fois en scène des amours peu conventionnelles entre nobles et soubrettes ou artistes de théâtre. Le final fait sauter toutes les conventions: le vieux barbon redonne sa liberté à la Fée du carnaval, qui n’est autre que la Princesse Alexandra Maria, le goujat s’est excusé, Viktor pourra se mettre en ménage avec la Princesse, et, n’était-ce de la folie guerrière, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
La réussite de la soirée tient autant du théâtre, de la danse que de l’opérette. Elle est d’abord due au travail d’équipe de la troupe que l’on sent extraordinairement soudée. Si on est assis des deux côtés de la scène ou aux premiers rangs, on a tout loisir d’observer le travail de placement de la mise en scène dans la création des différents tableaux et celui de la chorégraphie d’Alessio Attanasio, un travail magistral d’une précision aussi redoutable que nécessaire, car la salle du café théâtre est surélevée par un podium fort bas, qui crée une profonde marche. Les danseurs de la troupe, infirmières et soldats, font des acrobaties dans les couloirs étroits qui entourent la scène, tandis que chanteurs et choristes exécutent des valses entre les tables. Tous ces déplacements sont millimétrés, un faux pas et c’est la chute assurée. Il y a au Theater-am-Gärtnerplatz un esprit de troupe comme on en rencontre rarement, et qui s’étend au-delà des âges. Ainsi Joseph E. Köpplinger a-t-il rappelé des gloires du théâtre en les sortant de leurs retraites bien méritées pour interpréter la patronne du café et ses aides. Quel bonheur de retrouver sur scène la Kammersängerin Gise
la Ehrensperger, qui fit partie de la troupe pendant 40 ans (1967-2007) et qui interprète avec brio et maestria la patronne du café-théâtre Leopoldine Brandlmayer, et Franz Wyzner en Joseph, le garçon de café amoureux éconduit de sa domina de patronne depuis des lustres, un immense acteur connu autant du public autant du public viennois (-il fit ses débuts en …1957, excusez du peu, au Wiener Kammeroper-) que du public munichois qui vint l’applaudir au Theater-am-Gärtnerplatz comme membre de la troupe de 1986 à 1997, puis, récemment encore, en directeur de cirque dans la Zirkusprinzessin. Leur prestation a été couronnée par un tonnerre d’applaudissements. La sémillante Camille Schnoor donne une comtesse Alexandra Maria, la fée-princesse, digne des plus grandes stars de l’opérette. La jeune niçoise franco-allemande vient de rejoindre cette année la troupe du Gärtnerplatz, où elle a déjà interprété de manière remarquée la Julie du Liliom de Johanna Doderer, et où elle est très attendue en Dona Elvira dans le Don Giovanni qui se donnera fin juin. Dotée d’un timbre magnifique, Camille Schnoor joue aussi bien qu’elle chante, avec de grandes qualités de diction et de projection de la voix, et un enchaînement allègre des trilles dans les morceaux de bravoure. Elle forme un couple vocalement parfait avec Daniel Prohaska qui inteprète avec une grande sensibilité la partie du jeune peintre Viktor, rendant parfaitement la complexité de la personnalité d’un artiste constamment au bord de la faillite et qui finit par sortir vainqueur du combat avec l’adversité. Egalement très remarquée. Dagmar Ellberg interprète avec une grande authenticité le rôle de Rosl, deuxième patronne du café et soeur de la première. Nadine Zeintl chante avec un talent survolté la choriste Lori Aschenbrenner (littéralement brûleuse de cendres), dont la vulgarité jalouse séduit le Baron Hubert von Mützleberg, un homme au tempérament conciliant joliment chanté par Simon Schnorr.
Si cette Faschingsfee a toutes les qualités d’un grand divertissement carnavalesque, la mise en scène magistrale de Joseph E. Köpplinger et de son équipe a su lui apporter la dimension supplémentaire, et tragique d’une danse sur le volcan. Cette Fée de carnaval a des allures de chatte sur un toit brûlant.
Et si l’opérette a bien fêté ses cent ans, elle n’a pas pris une ride!
Luc Roger
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