Orlando Paladino fait son cinéma à Munich, et c’est grandiose!

Orlando Paladino
Orlando Paladino

L’ opéra en trois actes de Joseph Haydn fut créé au palais Esterházy en décembre 1782 sur un livret de Nunziano Porta, inspiré par le poème épique Orlando furiosode L’AriosteHaydn qualifia lui-même son opéra de drame musical héroï-comique, l’intrigue mêlant des aventures cocasses et héroïques avec un peu de sérieux mais surtout beaucoup d’humour, de l’ironie, une joyeuse tendance au grotesque et à la mise en exergue du ridicule. De tous les opéras d’Haydn, ce Paladin Roland est sans doute l’un des plus aboutis, et le petit préféré du compositeur aux côtés de sa Fedeltà premiata. La musique est entraînante et joyeuse, d’une grande beauté instrumentale, cependant que trop inconnue, et c’est tout à l’honneur du Bayerische Staatsoper de l’avoir cette année mis à l’affiche de son grand festival d’été et surtout d’avoir choisi un metteur en scène bouillonnant d’idées aussi géniales que divertissantes pour le porter à la scène et, comme on le verra, à l’écran.

Le jeune réalisateur Axel Ranisch est à la fois réalisateur de film et de théâtre, écrivain, scénariste, acteur et producteur, un homme orchestre de la scène dynamique et jovial qui n’en est pas à son coup d’essai à l’Opéra d’État de Bavière où il réalisa la mise en scène de The Bear / La voix humaine pour le Festival d’opéra de Munich 2013 et l’opéra pour enfants Pinocchio en 2015.

«Rien ne me touche plus que des liens familiaux» avance Axel Ranisch dans une interview accordée à Max Joseph, le magazine du Bayerische Staatsoper. C’est pourquoi Ranisch ajoute une histoire de famille au drame, qui se déroule dans un vieux cinéma. Encore faut-il bien entendre ce que Ranisch désigne par le terme de «famille»! Le metteur en scène double le livret de l’Orlando paladino en introduisant de nouveaux personnages joués par des acteurs muets, il déplace l’action dans un cinéma des années 1930, le Rex, un cinéma familial tenu par Heiko et Gabi Herz(joués par d’excellents comédiens, Heiko Pinkowski et Gabi Herz qui a prêté son nom au couple de personnages), un couple dont les ardeurs amoureuses sont depuis longtemps oubliées et qu’unit seulement la gestion du cinéma. Leur fille les aide dans leur travail en tenant le bar. Le mari et la femme ne communiquent pratiquement plus et vont chercher ailleurs de fugitifs plaisirs qui pour Heiko sont de nature homoérotique. Le gérant de cinéma flashe sur les photographies de beaux acteurs aux poitrines bien découpées et musclées.

Le rideau s’ouvre un écran de cinéma géant sur lequel Ranisch projette le cadre de la nouvelle action: on y voit que le cinéma Rex a mis à l’affiche un film muet intitulé Medoro et Angelica, on pénètre dans le cinéma et ses coulisses où l’on croise une nettoyeuse gênée dans son travail par les déplacements du couple de gérants qui vont s’enfermer dans des bureaux ou des réduits, la femme pour y faire l’amour avec un employé, l’homme pour se masturber en feuilletant fébrilement un calendrier dont les photographies représentent des acteurs aux physiques avantageux. On comprendra rapidement par la suite qu’Heiko est secrètement amoureux  de l’acteur qui dans le film muet joue Rodomonte. On verra ensuite le générique du film qui fait rapidement défiler les noms des chanteurs et de l’équipe qui a réalisé l’opéra auquel on s’apprête à assister.

Les mises en abyme sont au coeur de cette mise en scène dont le déroulement va dévoiler par  le jeu des interractions et des emboîtements multiples et complexes entre les films muets tantôt en noir et blanc tantôt en technicolor projetés tout au long de l’opéra. Aux films, que Ranisch a fait en jouant sur une variété de techniques de tournage,  viennent s’ajouter des projections vidéos qui emplissent  ici et là  toute la scène pour des effets baroques cataclysmiques, orages ou tempêtes, dévastations.

L’écran géant d’avant-scène est bientôt relevé pour donner à voir le hall d’un cinéma vieillot avec à gauche la cabine de caisse et à droite le bar et son inévitable machine à pop corn. Au fond on aperçoit la salle de projection figurée par des rangées de sièges devant une scène située derrière un vieux rideau fermé. Les parois de gauche et de droite s’écarteront pour laisser s’avancer la salle de cinéma avec ses rangées de fauteuils et sa scène surélevée et fermée par un rideau. L’action de l’opéra est doublée à l’écran avec des phénomènes d’osmoses et d’interactions au point qu’on ne sait bientôt plus très bien ce qui appartient au film et ce qui appartient à la scène de l’opéra. Au fur et à mesure des péripéties, le décor se voit soumit à des dégradations et à des destructions qui commencent dés l’arrivée d’Orlando dans la salle de cinéma: il y fait tourner les sièges et constate avec rage et désolation qu’ils ont tous été gravés d’un coeur porteur des initiales A et M (pour Angelica et Medoro), parfois traversé d’une flèche. C’est alors qu’il brisera la machine à pop corn dont les grains de  maïs soufflé se déversent en abondance sur le sol et dévastera la salle de cinéma.

Orlando Paladino
Orlando Paladino

Le deuxième acte s’ouvre sur la vision du cadavre d’un cheval abattu gisant sur un sol jonché de débris et une forêt qui a commencé à envahir la salle de cinéma et prend bientôt feu sur la toile. Sur le grand écran de la scène est projetée l’image d’un grand lac de montagne, un environnement  que Medoro, qui n’en est pas à une plainte près, trouve hostile. Pasquale, le serviteur malgré lui d’Orlando, apparaît revêtu d’une armure criblée de flèches dont Eurilla le délivrera les ôtant une à une.

Le metteur en scène souligne à tout moment le comique, le grotesque ou le ridicule des situations, et accumule volontiers les clichés avec des effets grossissants: Medoro est un bellâtre couard vêtu d’un costume satiné blanc et or, qui n’imagine pas un instant qu’il pourrait se battre pour la femme qu’il aime et dont il est adoré, Rodomonte joue d’un petit fouet comme une domina dans une scène sado-masochiste, la bonne sorcière Alcina porte de longs ongles de fer menaçants mais est en fait toujours protectrice, … On s’amuse beaucoup à assister à cette représentation et les décors de plus en plus sombres ou les orages vidéos ne sont jamais effrayants. Lors d’une scène attendrissante et drôle à la fois, Orlando et Rodomonte les yeux bandés se caressent les visages à tâtons avec une certaine sensualité dont ils se départissent une fois qu’ils ont les yeux débandés. Pour ces scènes, c’est souvent Heiko, le patron du cinéma, qui tire les ficelles du jeu en l’organisant. La magie d’Alcina ne parvient pas à guérir totalement Orlando de sa folie et il faudra faire appel à Caronte (Charon) pour qu’il plonge Orlando dans un fleuve d’oubli et que la raison lui soit restituée. Les scènes avec Caronte donnent lieu à de belles chorégraphies (dues à Magdalena Padrosa Celada) faisant évoluer la suite de l’infernal nautonier composée de grands oiseaux aux masques squelettiques. Le final voit les deux couples réunis, un Orlando sain de corps et d’esprit prêt à affronter de nouvelles aventures, et un Rodomonte qui a fini par sauter au-dessus de son ombre et se laisse tendrement embrasser par Heiko, le patron du cinéma, qui voit son rêve érotique devenir réalité.

La mise en scène d’Axel Ranisch est un véritable feu d’artifice d’idées et de trouvailles, et à la fois elle ne part pas dans tous les sens mais procéde d’une vision cohérente. Le public s’est franchement amusé de cette relecture de l’Orlando paladinoqui a trouvé ici une nouvelle jeunesse, l’oeil a pu voir ce que la musique donne à entendre. Ivor Bolton, spécialiste très apprécié de la musique  du 18ème siècle, travaille avec maestria les phrasés de la partition de Haydn et participe par sa direction d’un Münchener Kammerorchester baignant dans son élément à l’enthousiasme de la scène et du cinéma. L’art de l’opéra, celui du cinéaste, et la féerie du conte se transforment en une expérience globale fantastique. Le caractère explosif et désopilant des arts de la scène correspond bien aux audaces harmoniques et à la variété de la musique et à la magie des très beaux ensembles qui terminent les actes. Le plateau a été très heureusement composé. La fantastique Angelica d’Adela Zaharia a donné une prestation d’une époustouflante qualité qui confirme son premier prix Operalia remporté l’an dernier, dans deux catégories, excusez du peu! Dovlet  Nurgeldiyev a donné une bonne interprétation du bellâtre Medoro, jouant de la prunelle comme de son beau timbre de ténor lyrique. Edwin Crossley-Mercer, un baryton-basse au physique ravageur, campe avec un grand talent les errements de Rodomonte, un personnage qui se cherche et se découvre, avec de belles basses bien sonores, et un torse à damner une nonne ou … un opérateur de cinéma. Tara Erraught incarne une Alcina de conte de fées, toute en rondeur et en puissance. David Portillo donne avec son Pasquale le personnage le plus comique de la soirée et déploie la belle palette de ses talents de chanteur: les rapidités bien exécutées du  chant de son Pasquale rappellent celles d’un Leporello. Ses montées dans l’aigu de son «Ecco spiano»  de l’acte 2, où Pasquale chante : « Ah, che un musico castrato come me non canta affé » («Même un castrat ne chante pas aussi bien que moi») sont aussi hilarantes que réussies. La ravissante Elena Sancho Pereg interprète son amoureuse Eurilla avec les belles clartés son soprano léger.  L’Orlando de Mathias Vidal, un ténor au timbre métallique, nous a semblé un peu en retrait d’un personnage qu’il rend avec plus de douceur que de folie furieuse. Enfin, la basse François Lis campe un Caronte impressionant, tout en finesse et en élégance.

Une soirée applaudie des pieds et des mains par un public aux anges, qui a salué tant la musique que la mise en scène, à l’exception de quelques très rares spectateurs qui ont tenu, première oblige, à manifester leur mécontentement par quelques huées vite noyées dans l’enthousiasme général.

Luc Roger