[:fr]
C’est toujours le même ravissement. A Munich on vient voir et revoir en gourmets la mise en scène d’Otto Schenk et les décors de Jürgen Rose, et on se laisse surprendre par les gourmandises d’une nouvelle distribution. Cette saison, le Rosenkavalier est revenu pour quelques représentations sous la brillante direction musicale de Kirill Petrenko, le directeur musical de la maison. Après Munich, le Bayerische Staatsoper s’envolera pour New York, pour donner dans la même distribution le Chevalier à la Rose en version concertante dans la prestigieuse salle de concert du Carnegie Hall.
La mise en scène d’Otto Schenk séduit les Munichois depuis 1972, et elle fête cette année son cinquantième anniversaire puisque elle fut montée à Vienne en 1968, dans d’autres décors cependant. Et justement, à propos, il est rare que le public interrompe un orchestre, surtout un orchestre de qualité comme celui du Staatsoper, pour applaudir …un décor. C’est pourtant année après année presque toujours ce qui se passe à chaque représentation au lever de rideau du deuxième acte lorsque les spectateurs découvrent éblouis l’intérieur tout argenté du palais du Sieur de Fanifal, qui est, à l’exception du fond de scène, entièrement inspiré de cette folie rococo qu’est le Grand Salon du Pavillon d’Amalienburg, dans les jardins du Château de Nymphenburg. Au premier acte, on était déjà ravi par la chambre à coucher de la Maréchale, elle aussi inspirée par le même Pavillon, dont Jürgen Rose a repris les somptueux motifs des peintures aviaires. Les amours d’Octavian et de la Comtesse Werdenberg se déploient dans les bleus et les ors d’un paradis ornithologique. Et si l’action du livret d’Hugo von Hofmansthal se déroule dans la capitale autrichienne, c’est bien à Munich que l’on se retrouve, la ville natale du compositeur, dans les décors tout aristocratiques dont le décorateur, Jürgen Rose, a en personne entièrement supervisé la rénovation des décors et des costumes à l’occasion du centenaire de l’oeuvre en 2011. Pour le plus grand plaisir de l’assistance.
Kirill Petrenko aborde la complexité musicale du Rosenkavalier à la manière d’un orfèvre qui maîtrise l’art des alliages, qui sait reconnaître, monter ou baisser les titres, et architecture ses pièces de manière à capturer les lumières changeantes de la partition. Très pressant au moment du prélude, faisant se hâter les violons et se pourchasser les cuivres, il se montre ensuite toujours attentif au dialogue ininterrompu des voix et des instruments et ménage en souplesse les transitions. Le maestro déploie la fluidité légère de la musique tout en en soulignant les dissonances qui se bousculent et font basculer le propos de la gaieté au grotesque comique ou à la mélancolie, et nous entraîne dans l’insoutenable légèreté des amours viennoises.
Comme le plus souvent à l’opéra de Munich, la distribution est particulièrement soignée, et d’autant plus appréciée que les habitués retrouvent avec joie deux jeunes chanteuses qui ont fait leurs armes au Bayerische Staatsoper: Angela Brower en Octavian et Hanna-Elisabeth Müller en Sophie, deux chanteuses qui jusqu’il y a peu faisaient partie de la troupe de l’opéra. Angela Brower campe à merveille les exaltations et les hésitations amoureuses d’Octavian avec un jeu de scène qui rend bien la labilité et l’inconsistance d’un jeune homme au sortir de l’adolescence, fortuné et joli comme un coeur, et qui remporte sans combat tous les suffrages féminins. La chanteuse jongle aussi avec aisance dans le rôle du double travesti sans tomber dans les travers d’une caricature excessive: sa transformation en Mariandel est des plus réussie, et l’effet en est très drôle tout en étant finement joué. En Sophie de Faninal, Hanna-Elisabeth Müller atteint un degré de perfection et d’intensité dont le public munichois a pu apprécier les prémices tout au long de ces dernières années, et ses fruits tiennent aujourd’hui pleinement la promesse de ses fleurs. Si son jeu scénique donne le change et l’impression d’une jeune oie à peine sortie de son premier duvet, sa technique de chant a atteint une pleine maturité qui se déploie avec aisance et brio, avec des aigus puissants, magnifiquement coulés. La chaleur veloutée du timbre envoûtant d’Adrianne Pieczonka convient à ravir au rôle de la Maréchale que la Canadienne interprète avec un medium aux richesses voluptueuses et des aigus lumineux; la composition du rôle détaille avec justesse l’éventail des affects d’un femme qui parvient en toute situation à garder l’équilibre avec raffinement, et qui a l’élégance de la générosité et du renoncement. Ces trois grandes chanteuses donneront un trio puis un duo final exceptionnels, débordants de tendresse et de douceur. Soulignons encore pour les voix féminines la belle composition du personnage de la duègne par la soprano australienne Miranda Keys.L’incontournable baron Ochs de Lerchenau est interprété par Peter Rose dont les rondeurs et la forte assise scénique créent immanquablement les effets escomptés. L’interprétation reste vocalement plus mesurée et, partant, sans grand effet, avec cependant de beaux moments dans le quasi parlando dans lequel Peter Rose déploie ses grands talents de comédien. Markus Eiche rend bien l’inconsistance falote et mesquine de Faninal et le ténor solaire de Lawrence Brownlee convient à ravir à l’interprétation du chanteur italien. Et le négrillon de Felix Fischer vient terminer de manière amusée et charmante cet opéra aux couleurs si variées et légères qui s’est lentement vidé de ses protagonistes, happés les uns après les autres par le fond d’une scène qui reste vide pour les derniers accords joués par un orchestre au sommet de son art.
Prochaines représentations munichoises les 17 et 21 mars (places d’écoute restantes), puis le 29 mars à New York en version concertante.
Luc Roger
[:]