«J’ai eu à Venise un fiasco aussi grand que celui de La Traviata. Je croyais avoir fait quelque chose de passable, mais il semble que je me sois trompé ».
Tels furent les mots de Giuseppe Verdi au lendemain de la première représentation de son ouvrage Simon Boccanegra, au Théâtre La Fenice de Venise le 12 mars 1857.
S’il est vrai que l’histoire est plutôt tortueuse, pour ne pas dire carrément tordue, la véritable raison de cet échec fut surtout politique. En effet à cette époque les Vénitiens étaient historiquement en lutte contre les Génois pour une raison de suprématie dans le commerce maritime, essentielle aux deux états. Le succès obtenu dans d’autres villes du pays prouve que ce n’était ni la composition de Verdi, ni les interprètes qui étaient en cause.
Pour cette nouvelle version créée à Milan en 1881, l’Opéra de Marseille a fait appel à un spécialiste – non pas reconnu comme metteur en scène – mais en qualité d’interprète du rôle principal. Léo Nucci a chanté cet ouvrage maintes fois sur toutes les scènes du monde, néanmoins depuis quelques années il a souhaité se diversifier en se lançant dans la mise en scène, et l’on peut dire que c’est une réussite. Limpidité, suivant pas à pas les indications du compositeur, parfaitement logique, et mettant en lumière les relations dramaturgiques entre les différents personnages, tout y est : la lecture d’un homme de théâtre qui connait parfaitement son métier ! Même s’il n’aime pas le qualificatif de « traditionnel » qui est pour lui synonyme de routine, tout dans sa mise en scène représente une forme de tradition que l’on a tendance – hélas – à voir disparaitre. Les deux images finales de la mort de Simon soutenu par sa fille et son gendre, nous font penser à une descente de croix du christ digne de Giotto, expirant ensuite entre leurs bras telle une piéta : visions tellement émouvantes qu’elles vous donnent la chair de poule. Comment rester de glace devant la scène finale du deuxième tableau de l’acte 1 « la Salle du Conseil » ? L’ouvrage y atteint son paroxysme musicalement et vocalement ; il est impossible de résister à cette lame de fond qui nous aspire pour mieux nous rejeter sur un rivage hospitalier. Chaque personnage ressent à tel point cette musique qu’il émane de l’ensemble une unité, une fraternité, une communion générale, qui nous touche au plus profond de notre cœur et de notre âme.
Malgré toutes les qualités d’une mise en scène, que serait un ouvrage sans interprètes vocaux : rien ! Encore une fois la direction de l’Opéra de Marseille a su réunir une distribution frôlant la perfection (cette dernière n’existant pas). Des seconds rôles tout à fait à leur place, certains meilleurs acteurs que chanteurs (ou inversement) et des premiers rôles impeccables.
Aucun défaut majeur chez les chanteurs, si ce n’est un manque évident d’expressivité chez le ténor Riccardo Massi. Dommage parce qu’il maîtrise bien vocalement la partition, mais quel ennui dans son chant et dans son jeu ! De sérieux problèmes de prononciation de la langue italienne sont en revanche à corriger de façon urgente : il faut absolument qu’il sache que le « u » se prononce « ou » ! Cela nous évitera d’entendre phonétiquement « ….virto… » au lieu de « …virtou…» (« …priva di sue virtù…).
Interventions remarquées d’Alexandre Duhamel dans le rôle de Paolo. Le timbre est assez beau, avec néanmoins quelques impuretés surtout dans les aigus et une tendance à chanter en force alors qu’il est tout à fait capable de moduler. Rien à redire en revanche concernant le comédien, qui sait parfaitement exprimer toute la noirceur du personnage.
Seul grand rôle féminin de cette œuvre, Olesya Golovneva a su nous émouvoir tant vocalement que scéniquement dans son incarnation d’Amélia. Tout en elle est fraicheur et fragilité, mais elle sait devenir lionne lorsqu’il s’agit d’imposer son fiancé ou de défendre son père. Son timbre est très agréable, elle se joue des difficultés vocales avec facilité, et son jeu est extrêmement convaincant : que demander de plus ?
Dans le rôle complexe de Fiesco nous retrouvons avec plaisir la basse Nicolas Courjal, qui nous a déjà enchanté sur cette scène. Son personnage n’est pas facile à interpréter mais combien cela doit être excitant. Jouer avec les sentiments des autres pour se venger, mais finalement être « le dindon de la farce » et le regretter amèrement. Ce chanteur sait parfaitement traduire toutes ces émotions, avec son timbre de bronze et une étendue de registre très impressionnante. Les graves sont bien en place, et le haut médium ainsi que les aigus sont somptueux. Quelle facilité dans son chant et dans son jeu : il ne joue pas, il est le personnage !
Tous les barytons rêvent de chanter le Doge, tant ce rôle est attachant. Un homme obligé d’être un tyran pour son peuple mais cherchant tous les moyens pour ne plus l’être. Un père déchiré par le bonheur de retrouver sa fille et la découverte de l’amour de celle-ci pour son ennemi. Cela donne lieu à des scènes particulièrement réussies comme celle du deuxième tableau de l’acte 1 (Salle du Conseil) ou l’acte 3.
Pour ce rôle exigeant il faut un interprète remarquable, et c’est le cas avec Juan Jesùs Rodriguez que nous avions découvert l’année dernière dans Macbeth. Il renouvelle son exploit en déployant une palette vocale extrêmement impressionnante et un jeu à l’égal. Il passe avec une incroyable aisance du Doge au père, de la fureur à la douceur, et sa mort toute en sobriété nous tire les larmes. Vocalement rien ne lui fait peur : graves, aigus, souffle, cadence… tout est là. Il domine complètement la partition du début jusqu’à la fin sans faiblir : un GRAND !
Une mise en scène, des voix, mais aussi de la musique… et quelle musique ! L’orchestre de l’Opéra de Marseille a encore brillé hier soir sous la direction du Maestro Paolo Arrivabeni. Une belle autorité, nécessaire à ce type d’ouvrage, et une évidente complicité avec le plateau : tout ce qu’il faut pour atteindre le meilleur. Bravo aussi au Chœur et à son chef Emmanuel Trenque qui ne nous déçoivent jamais.
Impossible également de passer sous silence les décors (Carlo Centolavigna), lumières (Claudio Schmid) et somptueux costumes (Artémio Cabassi) qui complètent magnifiquement ce premier spectacle de la nouvelle saison de l’Opéra de Marseille : merci à tous.
Corinne Le Gac