TE SAXA LOQUUNTUR – La Salomé définitive de Castellucci et Welser-Möst au Festival de Salzbourg

Asmik Grigorian (Salome) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Asmik Grigorian (Salome) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Te saxa loquuntur, Ces pierres feront parler de toi est l’épigraphe qui surplombe le Sigmundstor, la porte de Sigmund qui sert d’entrée monumentale au tunnel qui traverse le Mönchsberg, la montagne bien connue des festivaliers salzbourgeois. Ce tunnel routier de 131 mètres de long qui permet de relier la vieille ville de Salzbourg avec le quartier Riedenburg fut le premier du genre en Autriche. Les travaux furent entamés au 17e siècle puis abandonnés, et ce n’est que dans la seconde moitié du 18e siècle que le prince-évêque Sigismund von Schrattenbach fit terminer la percée du tunnel. Les Salzbourgeois connaissent bien cette inscription qui nous font parler aujourd’hui encore du prince-évêque dont le portrait sculpté se trouve sous l’épigraphe.

La Salome de Romeo Castellucci se joue au Manège des rochers (Felsenreitschule), qui accueille des représentations du Festival de Salzbourg au pied de la paroi abrupte et imposante du Mönschberg, une paroi dont les quatre-vingt-seize arcades sont creusées dans la roche de la montagne même. Castellucci a gardé ce décor naturel de fond de scène en faisant obturer les arcades et en y faisant reproduire les armes du prince-évêque. L’impressionnante paroi rend bien dérisoires les folies érotiques et meurtrières des humains qui s’agitent sur la scène aux couleurs de bronze brillant. A l’installation, le public observe un grand rideau de scène noir, voile transparent, qui porte l’inscription Te saxa loquuntur dont le sens est sans doute autrement orienté. C’est au public que s’adresse la phrase : «ces pierres vont te parler de toi, public» ; et cette phrase élogieuse en devient menaçante, terriblement menaçante. Le voile noir est bientôt incisé en longueur, coupant l’inscription en deux, funeste présage.

Cette première image forte de la mise en scène n’est que le prélude du décodage implacable que va donner Romeo Castelluci de la Salome de Strauss, une lecture qui va emprisonner le public dans une forêt de symboles, images oniriques, puissantes et cathartiques qui rendent captif et pourraient bien laisser une marque indélébile dans une audience ébahie et pétrifiée.

Castellucci utilise à plein tout le décor qui lui est donné : au pied de la pierre, de l’immense roche se trouvait autrefois un manège, et c’est sans doute de là que vient l’idée du rapprochement entre Jochanaan et d’un grand étalon noir et des harnais qui le maintiennent un moment prisonnier. Le noir est une des couleurs dominantes de la mise en scène qu’enténèbrent une lune ou un soleil noir dont l’aura va s’élargissant. Noire encore la fosse dans laquelle pourrit Jochanaan, qui est représentée par une large découpe circulaire dans le plancher de scène, de laquelle se dégagent des odeurs putrides qui incommodent ceux qui s’en approchent. Une fosse chotnienne dont sortent comme en un vomissement des flots de terres noirâtres et un Jochanaan fangeux, entièrement recouvert de glaises noires. Une inversion complète des valeurs, alors que Salomé est tout de blanc vêtue comme une communiante ou une jeune mariée, couleur d’une innocence qui donne à réfléchir sur sa culpabilité. Salomé est-elle une jeune adolescente marquée de sa première menstrue, comme en témoigne la tâche rouge à l’arrière de sa robe, une tâche dont la jeune fille ne semble pas avoir conscience ? Et dès lors cette jeune fille, presque encore une enfant, est-elle responsable de son incommensurable perversion ou n’est-elle que le symptôme du Mal absolu qui habite son beau-père et sa mère et la société sur laquelle ils règnent en maîtres ? La blancheur de Salomé se retrouve encore au final lorsqu’elle déverse sur le couvercle de la fosse de Jochaanan des flots de lait, liquide de vie lustral. Castellucci nous introduit dans un monde mythique aux archétypes puissants et son analyse rend un puissant hommage tant au livret d’Oscar Wilde qu’à la musique de Richard Strauss.

Inversion des valeurs encore lors de la scène de la danse des voiles : Salomé ne danse pas pas mais est pétrifiée comme une statue foetale posée sur un socle. Un énorme bloc de pierre suspendu à un filin descend vers la jeune fille statufiée et devrait venir la broyer, un sort auquel elle échappe cependant, provisoirement.

Dans la fosse qui sert de prison à Jochanaan un cheval tourne sur lui-même. Une tête de cheval et des corps aux cous tranchés sont traînés sur la scène dans de grands sacs en plastique ensanglantés. Le corps sans tête de Jochanaan sera installé sur une chaise par la jeune fille qui le couronnera de son diadème, et qui ensuite y placera la tête décapitée du cheval, hallucinante image d’un centaure inversé et d’une adolescente dompteuse du manège de la mort.

L’esthétique castellucienne ne participe pas de l’érotisme décadent du texte de Wilde mais me semble davantage faire office de miroir terrifiant à l’état de notre monde, et son image finale, apocalyptique ,d’une immense baudruche noire qui vient tout engloutir et ensevelit la scène dans ses ténèbres rappellent le message dévastateur de l’introduction : ces pierres parlent de toi, public, et du monde que tu contribues à constituer. Rarement mise en scène a-t-elle été aussi radicale.

Rarement aussi un orchestre a-t-il rendu le génie de la partition straussienne avec une telle magie. C’est aussi qu’un magicien, Franz Welser-Möst, préside à l’interprétation du prodigieux Wiener Philarmoniker dont les interprètes sont autant de solistes accomplis. Le maestro souligne pleinement tout ce que la musique de Strauss a de révolutionnaire : les jeux de superposition musicale, les stratifications d’harmonie, la richesse des dissonances, tout est rendu avec un raffinement coloré d’enthousiasme par un maestro qui a parfaitement compris combien les voix sont des instruments qui doivent participer de l’ensemble musical et qui accorde tous ses soins tant à l’orchestre qu’aux chanteurs. La complicité osmotique avec Asmik Gregorian se donnera à voir dans le long embrassement final de l’interprète de Salomé et du chef. La chanteuse enchante le Festival de Salzbourg pour le troisième été consécutif. Elle y a fait ses débuts en Marie (Wozzeck) en 2017 et y a triomphé l’an dernier en Salomé avec un talent vocal d’une expressivité qui n’a d’égale qu’un incomparable présence scénique. Elle incarne avec fougue le cheminement complexe, du lyrisme à la fureur, d’une adolescente pervertie sans repères aucuns. Quelle projection (vocale et cinématographique), quelle résistance et quelle puissance ! A cette blancheur perfide répond la noirceur solennelle et ténébreuse de Gábor Bretz, une basse hongroise dotée d’un beau timbre ambré au phrasé bien conduit. John Daszak projette de manière impressionnante son ténor dont le métal est suffisamment aiguisé pour rendre le caractère tranchant et malotru d’Hérode, auquel tente de résister l’énergique Erodiade d’Anna Maria Chiuri. Le ténor allemand Julian Prégardien apporte sa voix mozartienne, son timbre lumineux et sa diction parfaite à Narraboth, amant éperdu et éconduit.

On ne change pas une équipe gagnante, ces chanteurs avaient déjà triomphé l’an dernier et un immense succès était au rendez-vous pour cette reprise. Le metteur en scène était présent hier soir aux applaudissements pour la première de cette saison et a lui aussi reçu une immense ovation.

Luc Roger