Tristan au Festival de Bayreuth: les structures de l'enfermement de Katharina Wagner

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Tristan au Festival de Bayreuth. Crédit photographique: Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Tristan au Festival de Bayreuth. Crédit photographique: Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Katharina Wagner a créé cette nouvelle mise en scène de Tristan und Isolde en 2015 à l’occasion du 150e anniversaire de cet opéra qui connut sa première au Théâtre de la Cour royale de Munich le 10 juin 1865. Cette année, la reprise se fait avec le même plateau que l’an passé pour les rôles-titre, Stephen Gould en Tristan et Petra Lang en Isolde; le Roi Marc a par contre vu  l’arrivée de René Pape, qui interprète pour la première fois ce rôle à Bayreuth, où on ne l’avait jusque ici entendu qu’en Fasolt (1994-1997).  Le directeur musical du Festival, le Maestro Christian Thielemann dirige l’Orchestre du Festival de Bayreuth.

Tristan und Isolde
, c’est d’abord le triomphe d’une musique qu’il faut laisser s’installer et se développer seule, l’option choisie par la metteure en scène étant, et c’est un pur bonheur, de jouer le prélude tel qu’en lui-même, à rideaux fermés, sans qu’aucune image, sans qu’aucun personnage ne viennent distraire l’écoute: on ferme les yeux et on se laisse pénétrer, envahir, on laisse la musique s’immiscer sous la peau et la faire frisonner, on laisse ce thème de l’amour inassouvi et insatiable se développer, un thème dont on sait qu’il est inépuisable. La fosse invisible communique sa respiration amoureuse sous les caresses expertes de Christian Thielemann qui conduit le prélude avec une précision parfaite, magistrale, en laissant des silences, des accalmies. C’est d’une beauté extatique et douloureuse. Cette ouverture nous dit déjà que l’action sera toute intérieure, et que ce qui se donnera à voir et à entendre ce sont d’abord les mouvements de l’âme. 

Le rideau s’ouvre sur un monde métallique complexe et sans issue, avec des escaliers multiples et des galeries qui s’entrecroisent, des passerelles qui conduisent à d’autres escaliers complexes, qui forment un labyrinthe qui prend au piège, sans fil d’Ariane, et dans lequel le seul espoir ne peut être que la mort. Tristan et Isolde y semblent enfermés et n’ont de choix que de se rencontrer et de s’aimer. Avant même leur rencontre, ils sont captifs d’une histoire prédéterminée; dès leur premier regard ils tombent éperdument amoureux. Katharina Wagner évoque très directement un amour fou, passionnel, sans appel et sans avenir si ce n’est celui de la mort. Dans cette captation amoureuse, où Isolde se saisit physiquement de Tristan, le philtre n’a plus d’importance, l’amour est inscrit dans l’histoire des protagonistes avant même leur rencontre, et la nature du philtre ne semble pas importer non plus: filtre d’amour ou de mort qu’importe, puisque de toutes façon cet amour conduit à la mort. Les amants maudits de Katharina Wagner ne boiront d’ailleurs pas le filtre, ils s’en laveront les mains. Et si le chant du premier acte est souvent crié, c’est peut-être que c’est ce que font les humains lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ne sont pas libres et qu’ils ne l’ont jamais été. Si les décors ont des noirceurs, c’est peut-être qu’ils portent déjà le deuil des amants. On pense immanquablement  aux célèbres prisons imaginaires de Giovani Battista Piranesi, à ses «carcere», ou aux étranges escaliers labyrinthes de Maurits Cornelis Escher, ou, dans des registres plus littéraires, au Château de Kafka ou  à la bibliothèque du Nom de la Rose, autant de structures d’enfermement. La principale passerelle de ce décor dû aux talents combinés de Frank Philpp Schlössmann et de Mathias Lippert est mobile et fait fonction d’ascenseur, mais elle ne relie que des espaces clos.

D’une prison à l’autre, le décor de la deuxième partie est carcéral. Tristan et Isolde sont dans l’espace triangulaire de la cour d’une prison, entourée de haut murs surplombés d’une galerie extérieure où se tiennent les geôliers bourreaux du Roi Marc, qui dirigent des projecteurs aveuglants sur les prisonniers et leurs servants. Les murs sont équipés de demi-cercles d’acier qui ne sont que leurres ou pièges: ils peuvent donner l’impression d’une possibilité d’escalade, mais quand un personnage tente de s’y accrocher pour escalader le mur, ils se descellent aussitôt et tombent inutiles à terre. Des cercles jaillissent aussi des murs pour encercler Kurvenal, l’avaler et le faire disparaître. Des cercles encore, en colonne, enferment Isolde et la séparent de Tristan rendant impossible la réalisation de leurs désirs. La prison, un huis clos triangulaire, évoque l’horreur de la triangulation amoureuse et de son impossibilité, une triangulation dans un lieu fermé et sartrien, mais qui reçoit la pleine lumière des projecteurs qui illuminent pleinement tant les protagonistes que leur univers intérieur, qui en sont d’autant mieux révélés. On pourrait encore croire à une brèche soudaine dans le huis clos quand Katharina Wagner fait projeter en fond de scène deux couloirs lumineux séparés où deux silhouettes lumineuses, deux êtres de lumière, semblent s’avancer vers l’éternité alors que, dans un très beau tableau aux mouvements lents quasi imperceptibles, les deux chanteurs sur scène, le dos tourné au public, paraissent évoluer au rythme de leurs doubles lumineux supposés. Mais ces filaments lumineux d’espoir s’amenuisent,les deux êtres de lumière disparaissent et lorsque les deux tunnels lumineux finissent par se joindre, ils ne sont déjà plus là. 

Katharina Wagner utilise la symbolique des couleurs: vêtements bleus pour Tristan et Isolde, et plus tard, en dernière partie, cordon bleu lumineux qui relie un moment une des apparitions du fantôme fantasmé d’Isolde à son amant, bleu céleste ou marin qui pourrait signaler quelque chose de cet infini ou de cette transcendance cruellement refusés à ces humains qui pourtant y aspirent. Kurvenal et Brangaine tous deux vêtus d’un vert sombre un peu terreux, du vert sans doute de la vie que ces deux adjuvants s’efforcent sans cesse de préserver ou de sauver. Verts encore, parce qu’ils sont aussi des adjuvants, les costumes du pâtre (Hirte), du timonier (Steuerman) et du marin (Seemann). Le Roi Marc et ses sbires sont vêtus de vêtements d’un jaune sale. Le jaune en Allemagne n’est pas comme d’aucuns l’auront écrit la couleur du mari trompé, même si tel est bien le cas du Roi Marc, mais plutôt la couleur de l’envie jalouse et de la honte (comme dans l’expression idiomatique «gelb vor Neid»). Goethe évoque la symbolique de cette couleur jaune dans son Traité des couleurs: lorsque le jaune est terni, il devient fangeux, la couleur «de la honte, du dégoût et du malaise». Katharina Wagner transforme le Roi Marc en un capo mafioso, un chef de bande mafieuse à la cruauté froide qui par deux fois entraînera Isolde hors scène transformant son épouse en une simple captive dont il peut disposer à son gré. La symbolique des couleurs donne par sa clarté une très bonne lisibilité à une mise en scène. Les costumes, très réussis, sont de Thomas Kaiser. 

Tristan au Festival de Bayreuth. Crédit photographique: Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Tristan au Festival de Bayreuth. Crédit photographique: Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath


La scène de la troisième partie est plongée dans un brouillard épais d’où émerge, sur la droite, le groupe à peine éclairé des amis de Tristan qui entourent son corps inanimé. Lorsque Tristan reprend vie, c’est pour être soumis aux hallucinations successives de fantômes d’Isolde faisant leurs apparitions aériennes dans des pyramides de lumière, des fantômes qui s’affaissent dès que Tristan essaye de s’en approcher et de les prendre dans ses bras. Ici encore, Katharina Wagner recours à une symbolique simple: le triangle de la deuxième partie s’est démultiplié en pyramides, symboles d’union entre la terre et le ciel et de vie éternelle,  des structures que l’on pourrait croire porteuses d’espoir: l’union impossible des amants séparés par la force puis par la mort va-t-elle connaître une fin heureuse au-delà de la mort? Un lierre va-t-il venir relier les tombeaux séparés de Tristan et d’Isolde?Non, dans l’interprétation de l’arrière-petite-fille de Richard Wagner, la mort n’est pas un passage mais une fin, la dimension tragique de l’existence ne trouve pas sa récompense dans l’au-delà. Tristan mort, le Roi Marc entraîne sa femme sans doute pour en abuser, les symboles de la transcendance, le bleu des costumes, les triangles et les pyramides, les couloirs de lumière post mortem n’étaient qu’autant de leurres évanescents.

D’emblée le bonheur naît de la fosse avec la direction magistrale de Christian Thielemann qui allie une extrême précision et une sensibilité émouvante à sa connaissance approfondie des conditions acoustiques d’une salle pour laquelle Tristan und Isolde n’a pas été écrit.  Christian Thielemann favorise la clarté expressive sans forcer le trait. C’est exceptionnel d’intelligence musicale et de lucidité. Le chef et l’orchestre font un triomphe plus que mérité aux applaudissements. Stephen Gould, dont le nom est désormais indissociable du rôle de Tristan, est stupéfiant d’endurance dans la vaillance et remarquable dans l’expression émotionnelle  d’un bout à l’autre de cet opéra pour lequel il a les épaules et la magnifique stature. Petra Lang a visiblement évolué dans le rôle d’Isolde depuis l’an dernier où elle faisait sa prise de rôle à Bayreuth, faisant preuve d’abord d’une capacité d’abattage et de résistance étonnantes, égales à celle de son partenaire de scène, sans jamais ménager ses forces pour ce rôle si exigeant, avec une qualité d’expression intense dans tous les registres, éclatante de fureur et de colère au premier acte et confondante de douceur dans les deuxième et troisième parties. Et même si les particularités de son timbre ne prêtent pas aux nuances d’expression de la sensualité, la chanteuse recueille un triomple d’applaudissements. Les rôles des adjuvants sont magnifiquement occupés avec Ian Paterson qui donne un  Kurvenal chaleureux, empreint d’une profonde humanité et avec la mezzo Christa Mayer qui atteint un nouveau sommet dans sa carrière wagnérienne avec son interprétation de Brangaine, une partie pour soprano qui représentait un défi notamment par ses hauteurs, défi brillamment relevé, avec de plus une interprétation théâtrale des plus sensibles. René Pape de par son autorité naturelle et sa formidable présence scénique accentue encore le côté «parrain mafieux» du Roi Marc voulu par la mise en scène, un rôle qu’il interprète avec succès depuis bientôt 20 ans. Le Merlot du baryton basse Raymund Nolte impressionne par sa puissance sonore et une remarquable projection. Enfin Kay Siefermann, un baryton au répertoire extrêmement étendu, donne un excellent timonier, il en va de même du pâtre et du marin de  Tansel Akzeybek, qui complètent ce magnifique plateau.

A noter encore que le programme, qui se décline en version trilingue dont le français, peut se révéler très précieux par les textes qu’il contient, qui sont autant de clés de lecture éclairantes des puissants archétypes de la mise en scène de Katharina Wagner et de son option de refus radical de la transcendance.

Crédit photographique: Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Luc Roger

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