Le Festival de Lucerne a programmé le seul deuxième acte de Tristan und Isolde en version concertante et a confié la direction du Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam à Daniel Harding, qui pratique l’oeuvre depuis 10 ans : en novembre 2009, le chef britannique avait fait ses débuts tristaniens au Théâtre des Champs Élysées où il avait dirigé le même deuxième acte. La production lucernoise s’est faite en collaboration avec Amsterdam, où le même programme vient d’être donné samedi dernier avec la même distribution.
Le choix du seul deuxième acte de Tristan en version concertante ne manque pas d’étonner, l’oeuvre est rarement présentée de cette manière et les conditions d’exécution dans une salle de concert ne sont pas celles d’un opéra, même si elles ont l’excellence acoustique de la salle de concert du Palais de la culture et des congrès de Lucerne (le KKL construit sur les plans de Jean Nouvel). On tente de résoudre le problème de la relation de la scène à l’orchestre en plaçant les chanteurs sur un podium en fond de scène, ce qui limite nécessairement leurs mouvements et leurs tentatives d’expression théâtrale. Que la production soit concertante et de plus limitée au seul deuxième acte a sans doute découragé plus d’un festivalier, malgré la haute réputation des principaux interprètes, ce qui explique peut-être que le spectacle n’affichait pas complet, et que les rangs étaient quelque peu clairsemés.
Toute frustration mise à part, la direction musicale très soignée et élégante de Daniel Harding présente des qualités d’extrême précision avec un angle d’attaque qui privilégie l’analyse au détriment d’une approche plus émotionnelle. La complicité avec l’orchestre est évidente, le fruit d’une relation de longue durée, le chef étant l’invité du Concertgebouw depuis 2004.
La soprano américaine Christine Goerke, qui a déjà plusieurs premiers rôles wagnériens à son actif, fait cet été ses débuts dans le rôle d’Isolde. Elle fut Brünnhilde dans la production du Ring au MET la saison passée et elle fera ses débuts bayreuthois dans le même rôle dans le Crépuscule des dieux de l’été prochain. La soprano dramatique chante Isolde d’une voix extrêmement puissante au vibrato très prononcé et on pressent qu’elle pourrait avoir l’endurance du rôle dans un Tristan complet. Si la prononciation laisse ici et là désirer, la passion est au rendez-vous, un peu desservie par les quelques jeux de scène esquissés avec Stuart Skelton, dont on aurait aussi bien pu se passer, l’espace réduit du podium déjà encombré des partitions ne s’y prêtant vraiment pas. Stuart Skelton est capable des mêmes puissances que sa partenaire de scène et son ténor est doté de profondeurs magnifiques, mais il livre une interprétation intelligente, toute en subtilités, n’utilisant les ressources de sa puissance que pour de beaux effets aux moments opportuns, avec un superbe phrasé. La Brangäne de Claudia Mankhe est de toute beauté, avec un beau travail sur l’expression émotionnelle pour laquelle elle déploie une palette de couleurs raffinée. Elle lance ses avertissements au couple ensorcelé depuis le troisième balcon, avec un magnétisme sonore de la plus belle venue. Pour l’anecdote, Claudia Mankhe avait rendu visite à la villa du Maître à Tribschen dans la journée, pour sans doute s’imprégner de l’atmosphère des lieux où Richard Wagner résida de 1866 à 1872. Mathias Goerne donne un Roi Marc imposant avec sa belle voix basse dont les nuances précises viennent d’une longue pratique du Lied. Les deux rôles secondaires du deuxième acte sont tenus par le Néerlandais Mark Omvlee, en Melot vibrant de jalousie et menaçant, et par le jeune et très prometteur Stefan Astakhov, qui n’a encore que 21 ans, en Kurwenal.
» O sink hernieder, Nacht der Liebe”, cette nuit d’amour, bien qu’écourtée, n’a sans doute pas conduit ses spectateurs vers la folie annoncée par Richard Wagner aux auditeurs de son rêve musical d’un amour parfait, mais a ravi les festivaliers qui ont vigoureusement applaudi ses exécutants.
Luc Roger