Un Otello très féminin : Anja Harteros triomphe dans la mise en scène d’Amélie Niermeyer au Bayerische Staatsoper.

Anha Harteros et Jonas Kaufmann
Crédit des photos © Wilfried Hösl
Anha Harteros et Jonas Kaufmann
Crédit des photos © Wilfried Hösl

Kirill Petrenko, le directeur musical de  l’Opéra d’Etat de Bavière, dirige avec une maestria confirmée la nouvelle production de l’Otello de Giuseppe Verdi, dont la mise en scène a été confiée à Amélie Niermeyer, qui avait récemment monté La Favorite au Théâtre national de Munich. Le choix d’une femme pour monter ce chef d’oeuvre de la maturité du grand compositeur italien n’a sans doute pas manqué d’influencer une mise en scène surtout centrée sur le personnage de Desdemona qui reste quasiment en scène d’un bout à l’autre de l’opéra, spectatrice muette et torturée d’un monde guerrier et de son propre destin dans les scènes où ne s’élève pas la sublime transcendance de son chant.

Amélie Niermeyer crée une mise en scène intemporelle, abandonnant les indicateurs des costumes d’époque ou les références historiques ou maritimes, ainsi que les possibles représentations clichées du Maure, elle enferme  les protagonistes de l’histoire dans un huis clos qui lui permet  de se concentrer sur l’analyse psychologique des personnages dont elle va faire valoir la complexité par une direction d’acteur ciselée, un travail  précis qui rencontre à merveille le niveau d’exigence et l’heureuse minutie de la direction d’orchestre du maestro Petrenko qui dévoile avec une précision désormais légendaire tous les ors de la partition de Verdi. La partition, rien que la partition, toute la partition, ce qui laisse le champ  libre à l’interprétation de la mise en scène

La brutalité de l’entrée en matière de cet opéra sans ouverture, le fracas des armes d’une bataille à l’issue d’abord incertaine, puis celui de la tempête qui menace le commandant victorieux, magistralement évoqués un choeur aussi vibrant que ténébreux (entraîné par Jörn Hinnerk Andresen), plongé qu’il est dans l’ombre de l’avant-scène, sont surtout rendus par leurs effets sur une épouse anxieuse qui suit les événements depuis sa chambre dans  le palais de son époux, caisson lumineux surélevé en arrière-scène. Contrairement à celle de Shakespeare, la Desdemona de Boito n’a pas suivi son mari au combat mais l’attend pour célébrer à la fois sa nuit de noces et sa victoire. Dans la version d’Amélie Niermeyer, elle en est le témoin silencieux et angoissé. Le décor, dû au talent de Christian Schmidt, est d’emblée mis en abyme avec son exacte répétition de la scène sur deux plans qui se succèdent : une grande pièce lambrissée dans des tons gris doux avec de hauts plafonds aux moulures classiques réchauffée par un âtre et meublée d’un lit se voit répétée en arrière-scène par une seconde pièce très semblable avec un lit et un âtre similaire, comme un théâtre dans le théâtre, un concept scénique cher au maître de Stratford. Le choeur qui chante le combat et la tempête est  placé dans l’ombre de la première pièce non éclairée et c’est  le jeu des expressions inquiètes et terrifiées  de Desdemona qui réflètent l’issue douteuse du combat et de la tempête.

L’âtre, élément important du décor, changera de place entre les deux parties du spectacle : situé côté cour en première partie on le retrouve côté jardin dans la seconde. Desdemona, maîtresse du foyer, est intimement associée à l’image de l’âtre, avec une métaphore complexe: la maîtresse de maison est en charge du domestique, c’est elle qui allume le feu, mais Desdemona, personnalité à l’intégrité altière que cette intégrité perdra, joue à la fois avec le feu. Dans les certitudes de sa droiture et de son amour, elle ne perçoit pas le danger et finit par brûler par plus de feux qu’elle n’en vient d’allumer. Au premier acte, une figurante double dans la pièce d’avant-scène les gestes de Desdemona située à l’arrière-plan, les deux femmes allument le foyer et le bras de la figurante finit par prendre feu, elle prend la fuite brandissant son bras enflammé, funeste présage d’une action dont tous les spectateurs connaissent l’horrible issue.

Si toute l’action se déroule dans l’unité d’un lieu, une grande chambre du palais du commandant, ce lieu dupliqué est à géométrie variable, le caisson du fond prenant diverses dimensions, un jeu encore renforcé par la magie des projections vidéos de Philipp Batereau, qui par leurs superpositions sur le décor produisent des effets de distorsion et de tourbillonnement qui reflètent bien les tempêtes tumultueuses intérieures des personnages, particulièrement celles de Desdemona et d’Otello.

La mise en scène d’Amélie Niermeyer présente des lignes directrices remarquablement claires qui favorisent une tension dramatique essentiellement portée par la caractérisation des personnages : Otello n’est pas ici le Maure noir ou basané de l’histoire. Niermeyer ne le traite pas en héros mais en guerrier fourbu pesant de lassitude que la guerre et la tempête ont terrassé. Jonas Kaufmann aurait naturellement eu le physique de l’emploi d’un Otello traditionnel  avec sa belle prestance, ses cheveux noirs bouclés et son regard dont la brillance ensorcelle, mais Niermeyer le transforme en un contre-héros au corps épaissi, aux cheveux plutôt courts, raides et plaqués et sur un masque qui transforme la belle tête de l’acteur en la rendant volontairement banale. Elle en fait une sorte de dictateur harassé par les combats : le brillant stratège de la guerre n’est plus à son arrivée en scène qu’un petit bourgeois épuisé qui aspire au repos, psychiquement affaibli, et qui va devenir le jouet d’une machination diabolique. Otello est ici différent  non parce qu’il est Maure, mais parce qu’il est commun. Et c’est là aussi que se situe  la faille de Desdemona qui, dans son aveuglement amoureux doublé d’une haute intégrité morale, ne perçoit pas les faiblesses d’un mari dont elle avait adulé la différence. Ce sont cette intégrité et cet amour qui lui font prendre la défense de Cassio et lui font croire au pouvoir de discernement d’Otello, mais qui en fait l’aveuglent et finissent par la perdre. Ces rigidités favorisent la vengeance et les machinations d’un Iago traité ici comme un génie du mal nihiliste, amoral et cynique, un personnage ambigu sur le plan sexuel qui s’approche si souvent des hommes pour mimer la séduction féminine qu’on pourrait lui prêter des désirs homosexuels. Amélie Niermeyer n’en fait pas un être sombre et malfaisant, mais bien davantage un personnage léger et virevoltant à l’intelligence perverse qui distille le mal par des insinuations judicieusement calculées et placées.

Evan Leroy Johnson (Cassio) et Gerald Finley
(Iago)

L’interprétation de Desdemona par Anja Harteros confine au sublime, la chanteuse domine toute la production par l’intensité de son interprétation scénique et les raffinements de son chant, une présence de tous les instants, des modulations au velouté ravissant dans l’aigu, la beauté dramatique d’un timbre aux vibrations profondes, une prestation sans faille à la technique irréprochable qui culmine avec des moments d’anthologie comme dans l’air du saule » Salce, salce » ou dans un » Ave Maria » qui arrache des larmes et pétrifie d’émotion. Les duos avec Jonas Kaufmannsont le fruit d’années de travail commun, d’une complicité alchimique qui se déploie dans les ors de leur «Già nella notte densa», avec une entame magnifique du «Mio superbo guerrier» de Desdemona. Jonas Kaufmann relève avec brio le défi du rôle d’Otello, un des rôles pour ténor qui compte parmi les plus difficiles du répertoire, qu’il interprète avec une maturité accrue depuis sa prise de rôle londonienne. Kaufmann a eu la grande intelligence de longtemps refuser le rôle avant de commencer à s’y appliquer, et d’y accorder tous les soins d’une longue préparation étalée sur plusieurs années. Le travail sur le piano est particulièrement remarquable, et spécialement au troisième acte au cours duquel le chanteur rend toute l’oppression hagarde que ressent son personnage écrasé par la douleur. Les contrastes entre la violence des moments explosifs et la tension introvertie des moments ramassés sont rendus par un Jonas Kaufmann au sommet de son art. Gerald Finley, clown maléfique, est le diable en personne dans son interprétation d’un Iago papillonnant comme un feu follet, insidieux, étonnant de légèreté et déconcertant avec un baryton-basse d’une grande flexibilité doté de belles clartés et de couleurs brillantes. Son «Credo in un dio cruel» fascine par son air de nouveauté. Le jeune ténor américain Evan Leroy Johnson fait sa grande entrée au Bayerische Staatsoper avec un Cassio plein d’ardeur et de belle prestance. Enfin, des chanteurs de la troupe de l’opéra de Munich complètent avec bonheur cette distribution de grande qualité: vibrante et intense, Rachael Wilson donne une Emilia dotée d’une forte personnalité, Galeano Salas qui a fait ses classes à l’opéra studio vient d’intégrer la troupe avec son Roderigo, et Bálint Szabó prête sa haute stature à un impressionnant Lodovico.

Luc Roger