Le Théâtre national de Munich est à la fête en ce début de saison avec les célébrations d’un double anniversaire. Son inauguration remonte en effet à 1818, année de son ouverture après 7 ans de travaux de construction ; il s’appelait alors le Königliches Hof- und Nationaltheater. Il prit ensuite, avec la fin de la monarchie en 1918, le nom d’Opéra d’Etat de Bavière (Staatsoper).
Pour que la fête soit complète, il fallait qu’elle s’ouvre avec une création mondiale d’importance, qu’a étudiée et dirige le Maestro Constantinos Carydis. L’Orchestre d’Etat de Bavière a interprété pour la première fois en public les Drei Märchenbilder aus der Schneekönigin (Trois tableaux de conte de fées extraits de la Reine des neiges) du compositeur danois Hans Abrahamsen. Ces trois tableaux sont extraits de l’opéra Snedronningen/The Snow Queen, dont le compositeur vient d’achever la composition cet été, et dont la première aura lieu à Copenhague au courant de l’automne 2019.
Hans Abrahamsen a écrit son opéra au départ de la Reine des Neiges, un des plus longs contes de Hans Christian Andersen (1), que l’écrivain danois rédigea en 1844 et qui raconte l’histoire de deux gentils enfants, Kay et Gerda, à qui arrive un grand malheur : le diable a fabriqué un miroir magique, dont les reflets sont déformés. Le miroir se casse et deux des morceaux ensorcelés sont venus se ficher dans l’œil et le cœur de Kay, le rendant dur et indifférent, jusqu’au jour où il disparaît. Son amie Gerda entreprend de le chercher, jusqu’au château de la Reine des neiges dans le Grand nord où il est retenu. Les trois tableaux d’Abrahamsen constituent les scènes 2 à 4 du premier acte de son opéra: la représentation de l’heureuse amitié enfantine de Gerda et Kay, la catastrophe du bris du miroir diabolique qui provoque la transformation de la vision de Kay, les jeux d’hiver sur la place du village et le rapt de Kay par la Reine des neiges qui emporte l’enfant dans son traîneau au milieu d’une tempête de neige.
Ainsi Hans Christian Andersen revient-il à Munich par opéra interposé. On sait que le roi Maximilien II de Bavière qui appréciait plus que tout la compagnie des savants et des poètes avait invité l’écrivain à sa cour en 1859. Lors de son séjour bavarois de cette année, le conteur fut invité à visiter l’île aux roses sur le lac de Starnberg, sur laquelle le roi avait fait ériger un chalet de plaisance. Lors de la traversée du château de Berg à l’île aux roses, on rapporte qu’Andersen avait raconté son histoire du Vilain petit canard. On peut imaginer que les enfants royaux, le prince héritier Louis et le prince Otto, étaient de la partie.
Andersen viendra peut-être rejoindre Charles Perrault et les Frères Grimm au Panthéon des opéras-féeries, qui ont, surtout avec Cendrillon et Hänsel und Gretel,une longue et tradition. Sa Reine des neiges qui a connu au moins douze adaptation pour le cinéma ou la télévision et a été l’objet de plusieurs bandes dessinées, accoste grâce à Hans Abrahamsen au glorieux rivage du monde de l’opéra.
A l’audition des trois tableaux d’Abrahamsen, on se rend tout de suite compte qu’on ne se trouve pas en présence d’un de ces nombreux opéras contemporains appelés à disparaître dans les tristes oubliettes de l’histoire de la musique. Tout au contraire on pressent avec un enthousiasme grandissant qu’il s’agit d’une oeuvre majeure dont la musique atteint au sublime. Il nous offre là une composition poétique nourrie de romantisme et de merveilleux, abordée avec les moyens les plus contemporains de la composition. Une composition pour très grand orchestre qui fait grand appel aux percussions, mais des percussions d’une douceur céleste, sans aucun fracas. Quelle émotion, quelle beauté, quelle perfection dans la juxtaposition et la superposition de sonorités sans nombre dont la résultante donne une musique envoûtante! Un bonheur sans nom mené par un magicien au pupitre qui dirige le meilleur des orchestres qui soit. Constantinos Carydis a su rendre cette musique des sphères avec la douceur exquise et l’intelligente sensibilité qui le caractérisent. Les mains du Maestro s’envolent ver le ciel avec la souplesse et la précision du vol des oiseaux qui semblent suivre les entrelacs de la somptueuse musique. Il faudra attendre une année encore pour avoir l’occasion d’assister à la création de l’opéra complet dont la première danoise aura lieu à Copenhague à l’automne prochain et la première anglaise à Munich sans doute en décembre.
La soirée se poursuit avec le Concerto n° 2 en mi bémol majeur, op. 132, que Richard Strauss écrivit en 1942 au moment où son opéra Capriccio connaissait sa première, un opéra dans lequel on trouve également un solo de cor. La partie soliste est interprétée par Johannes Dengler, corniste solo à l’Orchestre d’Etat de Bavière. Ce virtuose au profil noble et racé se joue avec élégance des difficultés complexes de la partition. Constantinos Carydis, très attentif au soliste, dirige tout en souplesse ce beau concerto que Strauss composa sans doute à la mémoire de son père, corniste de son état, qui aurait sans doute refusé d’interpréter une oeuvre aussi difficile d’exécution. Le Maestro grec met l’accent sur la beauté de la mélodie et souligne avec fluidité les entrelacs polyphoniques cette oeuvre qui marque un retour à la clarté formelle dans la composition straussienne.
La seconde partie présente comme en contraste la Septième symphonie de Beethoven, une oeuvre bien plus énergique que les deux précédentes. Le chef d’orchestre qui avait dirigé jusqu’ici presque en planant avec le doigté subtil de son jeu de mains semble se transformer à présenter un bouillant magicien capable de déchaîner les fulgurances des orages et de faire gronder les tonnerres. Et cet homme de petite taille, qui semblait un peu frêle dans son frac, se met à donner de vibrantes injonctions et à se dépenser de manière telle que la sueur dégouline de son visage. Lors de sa création à Vienne il y a plus de deux cents ans, l’oeuvre avait fait un triomphe. Et ce triomphe se répète aujourd’hui à Munich: c’est un public déchaîné, soulevé par l’enthousiasme qui a remercié par d’intarissables applaudissements et des trépignements sans nombre l’interprétation très vigoureuse et trépidante qu’en ont donné Constantinos Carydis et l’Orchestre d’Etat de Bavière. S’il est vrai que l’oeuvre véhicule un optimisme guerrier victorieux avec son ouverture en canons et en fanfare, avec son hommage vibrant aux soldats morts héroïquement au combat, elle a souvent été interprétée de manière bien plus prudente. Constantinos Carydis la fait crépiter de manière audacieuse et visionnaire, en lui imprimant un tempo rapide et en accroissant les tensions musicales qu’il pousse vers un paroxysme extatique.
Ainsi la soirée, qui avait commencé par une extase aux douceurs féeriques, se termine-t-elle par un acmé triomphant. S’il faut en croire ces prémices, la saison munichoise sera exceptionnelle!
Luc Roger