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En continuité la mise en scène du Prologue, la mise en scène de la Walkyrie présente la même mise en abyme du théâtre dans le théâtre et ménage des transitions entre les scènes par l’intermédiaire de rideaux tirés par un des protagonistes au travers de la scène. Le fauteuils d’orchestre de la salle sont reproduits de dos sur scène, cette fois recouverts de velours rouge, une allée centrale séparant les fauteuils. Lors de l’ouverture, Wotan, que l’on voit de dos, est debout parmi les sièges et tient daans ses mains la maquette de la hutte de Hunding, une habitation extrêmement dépouillée dont les murs, le parquet et le plafond sont recouverts d’un bois clair, poli, tout lisse. Une épée est fichée presque jusqu’à la garde dans une colonne centrale faite du même bois. Avec pour tout mobilier de cet espace sans amour et sans âme deux chaises de bois et la grande photographie d’un couple le jour de son mariage: il n’y a là pas de place pour des invités.
La maquette donne un indice sur la nature de Wotan: il est le démiurge de son univers, il sait que son fils Wehwalt, le futur Siegmund, va arriver chez Hunding et lui demander l’hospitalité. Il l’attend en protecteur; il est à la fois le spectateur d’un jeu théâtral dont il voudrait bien tirer toutes les ficelles mais qui lui échappe en partie. Le monde est un spectacle dont Wotan est le metteur en scène, un directeur de théâtre sans grande autorité.
Elena Pankratova donne une Sieglinde sensible et maternelle avec un chant précis de belle portée et à la diction remarquable. Peter Seiffert en Siegmund ne paraît pas tenir là son meilleur rôle, il assure plus qu’il ne convainc, et sa voix ne passe pas toujours l’orchestre. Georg Zeppenfeld interprète par contre un Hunding puissant, avec de belles couleurs dans les graves. Il campe un Hunding élégant, habillé d’un costume trois pièces, portant cravate, un raffinement qui n’empêche pas la brutalité du personnage, qui se sert de l’épée fichée dans la colonne comme d’un porte-manteau et qui projette sa femme contre une des parois de son habitation, petit moment cocasse et heureusement sans gravité car la paroi se détache quelque peu du mur et se met à gondoler, autant pour la solidité du décor. Sieglinde se rebelle contre ce mari jaloux et tortionnaire et le menace même un moment en s’armant de Notung. A la fin de la scène, Wotan fait disparaître la paroi du fond de la hutte, l’on voit alors que le fond de scène est lui aussi occupé par des rangées de fauteuils de théâtre, le centre de la scène continuant de servir de podium pour l’action. Mais tous ces fauteuils restent vides: le monde wotanesque est un spectacle sans spectateurs, si ce n’est ce dieu discret et coupable qui regarde ses propres enfants copuler sous son regard impassible.
Au deuxième acte, le centre de la scène est formé d’un plan incliné au travers de la scène encombré de maquettes de temples et de palais, et de têtes et de statues colossales. Wotan, dieu bâtisseur, contemple ses projets, tous dans le goût antique romain ou renaissant. Brünnhilde, incarnée par Petra Lang, apparaît coiffée d’une perruque rousse taillée à la Jeanne d’Arc et lance ses «Hojotoho!» plus criés que chantés dont le «Heiaha!» disparaît dans une espèce d’aboiement consternant. Cela donnera une curieuse Brünnhilde, car la chanteuse se montre excellente et donne une interprétation extrêmement sensible de son personnage dans le medium et les parties plus graves de sa partie, mais chante l’aigu avec un timbre transformé qui dessert le rôle. On retrouve Christa Mayer en Fricka, superbe dans l’expression de la colère d’une maîtresse femme sûre de son fait et inflexible . Le dieu qui lui sert de mari n’a qu’à bien se tenir. Elle porte d’ailleurs une coiffure et une robe troisième Reich qui montrent bien à qui on a affaire. Fricka s’emparera de la maquette de la maison de Hunding et la jettera à terre, il s’agit d’exterminer les bâtards de son mari infidèle! Et quand Wotan la menace de la main, elle ne le craint d’aucune manière. On apprécie particulièrement Elena Pankratova dans la scène des remords de Sieglinde qui exprime son déshonneur de femme violée et brutalisée par un mari qui lui a été imposé.
La scène conflictuelle entre la Walkyrie et Siegmund se déroule à travers la transparence d’un rideau de scène noir symbolisant la frontière qui sépare le monde des vivants de celui des dieux et des héros. La Walkyrie signifie sa mort prochaine à un Siegmund qui ne veut pas se voir à jamais séparé de sa bien-aimée. Un artifice plausible de mise en scène mais qui aurait dû être mieux travaillé par les acteurs, Brünnhilde jetant le rideau comme un filet sur Siegmund qui s’y entortille. La mise en scène peine encore à représenter le combat de Siegmund et de Hunding, qui se déroule surtout hors scène sauf pour sa dernière partie: Siegmund et Hunding reviennent sur scène pour y mourir, ce qui donne un combat à moitié escamoté, mi chair mi poisson, Sieglinde en scène servant de spectatrice et de témoin effaré. Wotan s’effondrera à genoux devant le cadavre de son fils.
Au troisième acte, le podium central a disparu, la scène n’étant plus occupée que de rangées bombées de fauteuils d’orchestre rouges avec cette fois deux allées latérales. Ainsi la salle est-elle devenue la scène, De grandes flèches blanches, foudres wotanesco-jupitériennes, descendent des cintres portant des Walkyries toutes rousses, armées de lances, avec au bras droit un gantelet de fer. Si leurs cris n’émeuvent guère, la douleur et le désir de mort de Sieglinde qui ne peut plus protéger Brünnhilde elle-même pourchassée par son propre père est chantée avec force et authenticité par une Pankratova qui nous offre un grand moment d’opéra. Mais le climax est donné par Vitalij Kowaljow qui module chaque mot, chaque consonne même de son grand monologue explicatif dans un chant magnifiquement projeté, à la diction parfaite, lui donnant des couleurs psychologiques changeantes, nuancées, avec une émotion maîtrisée dans toutes ses résonances, un Wotan sublime chanté par un Titan de l’opéra. On est suspendu à son chant qui prodigue une merveille de tous les instants. Kowaljow qui assure le rôle deux soirs de suite, surpasse encore sa propre performance de la veille, s’il est possible, son interprétation balaye les imperfections de la soirée et la termine en apothéose avec des graves somptueux et un timbre magnifique. Petra Lang est meilleure ici dans la complainte de l’honneur perdu et dans l’expression de la douleur qui ne lui demandent pas de forcer dans les aigus ni de chanter en puissance.Les hésitations de l’amour paternel
sont exprimées par l’errance de Wotan dans les fauteuils d’orchestre, et sa progression courbée, son pas alourdi de lenteur. Enfin le père embrasse la fille. En fond de scène s’élève comme le sommet d’un ballon gonflé, dôme blanc sur lequel vient s’allonger la Walkyrie. Wotan appelle Loge et, par un jeu d’éclairage très réussi, les fauteuils de velours rouge sombre s’embrasent du rouge lumineux des flammes, c’est toute la scène qui brûle d’un feu joyeux pour protéger le rocher lisse et blanc de la Vierge.
La cohérence de la mise en scène, la direction enflammée et visionnaire de Christian Thielemann qui s’est bien moins inquiété des performances des chanteurs que la veille et a porté l’excellente Staatskapelle vers une expression plus paroxystique, et l’inoubliable Wotan d’un immense Kowaljow ont fait triompher cette dernière Walkyrie de la saison au Semperoper de Dresde, couronnée par la standing ovation du public.
Luc Roger
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