En 1905, David Belasco, qui dirigeait plusieurs théâtres de New-York, avait remporté un grand succès avec un drame intitulé The Girl of the Golden West, dont le thème se déroule en Californie aux jours de la ruée vers l’or. Puccini, qui avait vu la pièce à New-York, s’était engagé à composer un opéra américain basé sur le drame de Belasco, qui serait représenté d’abord au Metropolitan. C’était une grande première : les Américains allaient enfin entendre un opéra américain, une grande œuvre lyrique basée sur un drame de cette vie intense que vécurent ces conquérants de l’or qui se précipitèrent vers la côte du Pacifique au milieu du dernier siècle. Puccini était loin d’être lui-même américain, mais il avait promis de venir s’inspirer sur place. Et l’opéra fut créé en 1910 au MET, mis en scène par Belasco lui-même. La première suscita un enthousiasme extraordinaire. La pièce de Belasco fut par la suite plusieurs fois portée au cinéma par Cecil B. DeMille, Edwin Carewe, John Francis Dillon ou Robert Z. Leonard. Et c’est encore à un réalisateur de cinéma, Andreas Dresen, que l’opéra de Munich a confié cette année la mise en scène de sa nouvelle production de la Fanciulla del West, que le public bavarois n’avait pu décourvrir pour la première fois qu’en 1934.
La mémoire collective américaine garde avec émotion le souvenir de l’époque où la Californie, nouvel Eldorado, attira soudain les aventuriers, une époque vraiment unique dans l’histoire des Etats-Unis. C’était en 1849, aucun chemin de fer ne traversait les Rocheuses. Pour atteindre le vieux pueblo espagnol appelé San Francisco, il fallait soit doubler le cap Horn, ou affronter les Indiens et le désert, franchir le mur de hautes montagnes et pénétrer ainsi, par la route directe, dans la région des camps miniers. Parfois les pionniers s’égaraient dans la vallée de la Mort, buvaient l’eau de ses sources empoisonnées et mouraient dans la solitude farouche de ses roches brûlantes. Et les plus chanceux qui étaient arrivés au bout de ce terrible parcours éprouvaient des souffrances atroces, alors qu’ils s’ingéniaient à arracher à la nature jalouse le métal jaune tant convoité. Dans ce pays sauvage, les bandits abondaient, volant les chevaux là où le cheval était une possession sacrée, indispensable à la vie, détroussant sur le grand chemin qu’est le désert le mineur solitaire, revenant à la côte chargé de cailloux d’or. Tel était le contexte dans lequel s’inscrit le drame de Belasco à partir duquel Civinini et Zongarini ont écrit le livret de l’opéra de Puccini.
Le premier acte se déroule dans le saloon d’un camp de chercheurs d’or, qui s’y retrouvent le soir pour y boire du whisky et y jouer aux cartes. La Fanciulla del West (la fille du far west) est Minnie, une belle et vertueuse jeune fille, vivant au milieu d’un camp de chercheurs d’or, restée pure au milieu de ces aventuriers, comme une fleur sur un fumier. Minnie est hardie, elle vit seule dans une hutte au milieu de la forêt, aidée par une fille qui lui sert de servante. On la respecte, on l’aime, on lui obéit. Elle soutient le moral des mineurs, les conseille, s’efforce de les éduquer, leur lit et leur explique la Bible. Les chercheurs d’or lui confient les pépites d’or qu’ils ont pu arracher à la terre ou aux rivières. Minnie qui est aimée et désirée de tous, n’aime personne. Elle préside aux destinées du bar, fréquenté par cette communauté essentiellement masculine qui applique la loi de Lynch aux tricheurs et aux voleurs. Le shérif du comté, Jack Rance, quoique marié, est amoureux de Minnie et lui propose de grosses sommes d’argent en échange de son premier baiser. Il est à la poursuite d’une bande de voleurs dont le chef, un Mexicain nommé Ramirrez, a été mis hors la loi. Ramirrez est poursuivi, et va être pris, lorsque l’un des siens, fait prisonnier, met les autorités sur une fausse piste. Ramirrez, sous le faux nom de Johnson, entre dans le bar où il rencontre le shérif du comté, Jack Rance, qui ne le reconnaît pas. Minnie se rappelle avoir vu cet inconnu sur la route de Monterey, ils se parlent et elle l’invite à venir la voir dans sa hutte.
On les y retrouve au deuxième acte, et ils échangent un premier baiser. Minnie lui laisse son lit dans l’alcôve, tandis qu’elle s’étend sur une peau d’ours à l’autre bout de la chambre. On frappe. Elle va ouvrir : c’est Jack Rance, le shérif, qui l’informe que Johnson n’est autre que le bandit Ramirrez et qu’il est l’amant de la prostituée locale. Minnie, à qui le bandit a affirmé n’avoir aucune relation avec cette femme, est accablée par cette nouvelle, mais ne trahit pas son hôte, en sûreté dans l’alcôve. Rance parti, elle refuse d’écouter les propositions de Ramirrez et le chasse, alors qu’une tempête de neige sévit au dehors. A peine sorti, il est abattu par une balle tirée par Rance. Il se traîne jusqu’à la hutte, où Minnie, sentant qu’elle l’aime malgré tout, lui ouvre ses bras puis le cache dans le grenier. Rance revient, il cherche Ramirez, qu’il ne trouve pas, et va partira lorsqu’une goutte de sang tombée du grenier trahit Ramirrez, que Rance, pistolet au poing, oblige à descendre,
Une idée vient à Minnie; elle propose à Rance une partie de poker; si elle perd elle lui appartiendra , si elle gagne il la laissera libre avec Ramirrez. Rance, joueur dans l’âme, est séduit par l’idée. Et tandis que Ramirrez, tordu par la douleur, reste cloué à sa chaise, le shérif et Minnie jouent comme des forcenés. Voyant quelle va perdre, elle triche, et le shérif, se croyant loyalement battu, tient parole et s’en va.
La Wells Fargo Company (la compagnie californienne qui débuta en exploitant des diligences et, au moment de la ruée vers l’or, commença à transporter le précieux minerai, puis à le garder en dépôt) est constamment victime de la bande de voleurs et de son chef. Son agent se lance à sa poursuite. Traqué comme une bête, il est enfin cerné dans une forêt de cèdres géants, et va être pendu selon la coutume, lorsque arrive Minnie au galop, à temps pour enlever la corde qui déjà serre le cou de Ramirrez. Elle tire un pistolet de sa ceinture, et menace d’abattre le premier qui s’avancera. Puis elle les supplie les uns après les autres de la laisser partir avec celui qu’elle aime et dont elle veut le salut de l’âme aussi bien que du corps. Les mineurs sont touchés de tant d’amour, et les amoureux partent, laissant derrière eux les montagnes de Californie.
Dans les premières productions de la Fanciulla del West, les mineurs portaient des sombreros, des bottes à grands éperons, et étaient armés jusqu’aux dents. La couleur locale était donné par des Peaux-Rouges et des peaux d’ours, des selles mexicaines, un baril de poudre d’or, une hutte faite de troncs d’arbres, une forêt d’arbres immenses. Dans le contexte de la production américaine et tenant compte du puritanisme de l’époque, on pouvait croire à la fable très morale d’une jeune fille gardant sa vertu et sa pureté dans un milieu d’aventuriers et de forbans qui ne seraient rudes qu’en apparence, mais que la lumière de la Bible pouvait atteindre. Les chercheurs d’or pratiquent la dure loi du lynchage mais aucun lynchage n’a lieu car ils obéissent au doigt et à l’œil aux injonctions de Minnie qui à la loi de Lynch oppose celle de l’Amour chrétien qui pardonne. Dans ce contexte, on peut même se faire à l’idée qu’un personnage aussi rustre que Jack Rance ait une certaine morale : il respecte la parole donnée et laisse filer Ramirrez parce qu’il a perdu une partie de cartes.
Mais ce livret, acceptable sans doute à l’époque de la première, fait aujourd’hui tout au plus sourire et n’a plus l’ombre de la vraisemblance. Face aux grands opéras de Puccini, dont les thèmes participent de grands archétypes qui nous transportent encore, le sujet de la Fanciulla del West paraît bien peu crédible. Et la mise en scène de la nouvelle production munichoise, qui décontextualise l’opéra en gommant systématiquement toute la couleur locale d’origine, lui ôte sa substance même. Andreas Dresen a fait l’impasse sur les éléments du décor californien des années de la ruée vers l’or. Les costumes de Sabine Greunig sont contemporains, les chercheurs d’or portent jeans, pantalons cargo ou salopettes, blousons ou vestes de cuir. Les décors sommaires de Mathias Fischer-Dieskau sont intemporels et non localisés et installent davantage une atmosphère et une ambiance très sombres, avec un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle. Les chercheurs d’or, qui en Californie étaient bien davantage dragueurs de rivières que mineurs, sont devenus des mineurs de fond qui sortent en rampant d’un dessous de scène avec leurs casques à torches électriques modernes. Le camp des chercheurs d’or est protégé par des fils de fer barbelés en spirales. La pauvre hutte de Minnie, construite sur de grosses poutres en acier qui la soutiennent, n’est plus faire de rondins mais de planches et la peau d’ours sur laquelle elle va dormir est un fin matelas de camping. La mise en scène s’est focalisée sur la direction d’acteurs, et heureusement ils sont tous excellents, d’autant qu’ils sont porteurs de valeurs difficiles à appréhender lorsqu’elles sont à ce point sorties de leur contexte. Peut-être Andreas Dresen a-t-il voulu universaliser le propos du livret. Le spectateur jugera s’il y est parvenu. La décontextualisation pratiquée par Dresen provoque en tout cas pas mal d’hiatus. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, du personnage d’Ashby, le représentant de la compagnie de transports Wells Fargo, paraît bien incongru une fois qu’on a supprimé les références à l’histoire de la Californie. Le livret, déjà bien faible, s’en voit encore déforcé.
Reste la partition, restent la musique et le chant. Et là où la mise en scène ne nous a pas convaincu, l’exécution musicale et un plateau exceptionnel nous ont emporté. Le chef James Gaffigan, qui est lui resté bien américain, était tout désigné pour diriger cet opéra dont l’action se passe dans sa patrie. Gaffigan a su mettre en valeur les trésors de dessin et de couleurs de cet opéra écrit comme un drame lyrique où le côté dramatique l’emporte sur l’élément mélodique. Sa direction rend bien compte du caractère fiévreux d’une musique entrecoupée qui agit comme le commentaire de l’action qu’elle accompagne. Le premier acte, plein de couleur locale, crée une atmosphère spéciale qui rappelle avec insistance le second acte de Madame Butterfly. L’orchestre interprète avec éloquence la musicalité émouvante et poétique du second acte et culmine avec son interprétation très prenante et saisissante du troisième acte dans lequel la tension atteint son point suprême.
Pour cet opéra qui ne comporte pas (ou peu) de grands arias ni de duos, il fallait des interprètes formidables qui puissent se compléter et se répondre dans les dialogues musicaux complexes. Anja Kampe est une fabuleuse Minnie qu’elle incarne avec toute sa force d’âme et de caractère, avec une intelligence rare du jeu et de l’interprétations scéniques et une puissance d’expression exceptionnelle qui rend compte de la pureté d’un personnage dont l’âme est aussi vierge que le corps, et de sa hardiesse solitaire dans un milieu vicié par la convoitise. Et cet art de la scène est exprimé par la soprano avec une technique vocale accomplie au service entier de l’authenticité. Anja Kampe est bouleversante de sincérité. Il fallait un grand baryton pour jouer les méchants et c’est au grand John Lundgren qu’a été confiée la partie de Jack Rance, un shérif possédé par les démons de l’alcool et du jeu et qui croit que le sexe et l’amour se peuvent acheter. Lundgren apporte à son personnage toute sa morgue lugubre et les puissances graves de son ample baryton. Anja Kampe et John Lundgren, deux grandes voix wagnériennes, sont parfaitement à l’aise dans cet opéra aux accents straussiens, magnifiques dans le duo de la partie de cartes, accompagnée dans l’orchestre par de beaux effets de contrebasse qui suggèrent certains effets trouvés dans Salomé et Elektra. Enfin, le héros idéal de l’histoire, le bandit amoureux dont la bravoure n’a d’égal que le repentir est interprété par un autre grand wagnérien, Brandon Jovanovich, un ténor à la voix puissante et à la prestance magnifique qui a dû faire vibrer plus d’une Eva en apportant toute sa fougue et son intensité au personnage de Ramirrez, remarquable dans sa vocalise finale du chant de la mort. Le Nick de Kevin Conners, l’Ashby de Bálint Szabó et le Sonora de Tim Kuypers ont tout comme les excellents choeurs recueilli des applaudissements bien mérités.
Il faut aussi souligner le rôle joué par le souffleur que plus d’un chanteur a tenu à chaleureusement remercier.
Prochaines représentations les 22, 26 et 30 mars et le 2 avril au Théâtre national de Munich. Places restantes. Puis les 26 et 29 juillet dans le cadre du festival d’été.