Dans les derniers mois de sa vie, Janáček venait quasiment d’achever un opéra d’après les Souvenirs de la maison des morts, enracinant ainsi sa dernière grande oeuvre dans la littérature russe. Le musicien de théâtre que fut Janáček clôtura ainsi le cycle de ses oeuvres par un opéra dont le sujet était emprunté à Dostoïevski. Le livret et les paroles sont de la main du compositeur qui suivit de très près l’ouvrage de Dostoïevski, avec sa juxtaposition de récits dramatiques faits par les prisonniers enfermés dans l’univers concentrationnaire de la «katorga», -c’est ainsi qu’on désigne en russe ce système de répression pénale de l’Empire russe. qui envoyait les condamnés étaient envoyés dans des bagnes très éloignés, situés dans de vastes régions peu habitées de la Sibérie et de l’Extrême-Orient russe, où ils étaient contraints de travailler. Le mot russe vient lui-même du verbe grec «kateirgein», «réprimer», «enfermer» (dans des galères, par exemple) ou du mot «katergon», galère.
Janáček a construit son oeuvre dans un langage musical moderne, mais totalement compréhensible et homogène, d’une force poignante qui bouleverse par son intensité. L’oeuvre constitue une étude exemplaire des conditions de l’enfermement organisé par un régime totalitaire, enfermement physique qui se double de l’enfermement psychique de quasiment tous les protagonistes, – à l’exception notoire de Gorjančikov et d’Aljeja, capables de relations – , qui se cloisonnent dans leur propre prison mentale, ressassant le récit de leurs crimes dans un terrible isolement, rabâchant au coeur même de la promiscuité la plus écoeurante le récit sinistre de leur propre infamie. L’isolement psychique est tel qu’un meurtrier, Šiškov, ne reconnaît l’identité véritable d’un autre détenu, qui fut son ennemi juré du temps de leur liberté, qu’au moment où celui-ci meurt sous ses yeux. Encore est-ce pour lui cracher au visage. Paradoxalement, l’oeuvre véhicule aussi une interrogation à la fois sur le déterminisme de l’existence humaine et sur la possibilité du bonheur dans un univers concentrationnaire. Janáček, qui proclame qui dans chaque créature il y a une étincelle divine, donna à son opéra un final optimiste: le personnage de Petrovič Gorjančikov, un condamné politique, est amnistié au moment où les prisonniers, qui avaient enfermé un aigle dans une cage, rendent la liberté au glorieux rapace.
La mise en scène a été confiée à Frank Castorf, le metteur en scène du dernier Ringde Bayreuth qui reprend cette année encore sa Walkyrie. Castorf a travaillé à Munich emmenant avec lui l’équipe très soudée et efficace de collaborateurs qui ont monté ce Ring aussi célébré que contesté: Aleksandar Denić pour les décors, Adriana Bragapour les costumes, Rainer Casper pour les lumières et Andreas Deinert et Jens Crull pour les vidéos. Denić utilise le plateau tournant pour édifier une véritable tour de Babel du monde concentrationnaire, un édifice qui présente sous ses différentes facettes les différents aspects du bagne à différentes époques et sous divers régimes, russe impérial, nazi, soviétique, un édifice qui multiplie également les références, tellement abondantes qu’il n’est pas possible de les décoder toutes, d’autant qu’il faut savoir lire et comprendre le russe pour en déchiffrer toutes les allusions. Cette construction présente ici une tour d’observation modèle Ausschwitz, là le bulbe d’une église russe orthodoxe, un de ses flancs figure une clôture de barbelés, tandis que son sommet arbore les aigles impériales russes tenant dans leurs serres les insignes du pouvoir suprême, le sceptre et le globe. On voit les lieux de l’hygiène et ceux de la torture, des caméramen suivent partout les protagonistes, y compris à l’intérieur de l’édifice: un écran, incorporé à la tour de guêt mais qui est parfois suspendu à des filins ou faisant office de mur de fond d’une pièce, diffuse les films qu’ils sont en train de tourner. Ainsi Castorf, qui multiplie aussi les références au cinéma par des affiches (L’assassinat de Trotsky de Losey avec Deon et Burton, The Amityville Horror), installe-t-il un dialogue constant entre le cinéma, le tournage et l’action qui se voit réfléchie, dans tous les sens du terme, et multipliée. Le metteur en scène est extrêmement respectueux du livret. Castorf jongle également avec les références à Dostoïevski, projetant notamment un célèbre dialogue extrait des Démons dans lequel Stravoguine interroge Kirilov sur son expérience et sa conception du bonheur:
[…] — L’homme est malheureux parce qu’il ne connaît pas son bonheur, uniquement pour cela. C’est tout, tout ! Celui qui saura qu’il est heureux le deviendra tout de suite, à l’instant même. Cette belle-mère mourra et la petite fille restera. Tout est bien. J’ai découvert cela brusquement.
— Et si l’on meurt de faim, et si l’on viole une petite fille, — c’est bien aussi ?
— Oui. Tout est bien pour quiconque sait que tout est tel. Si les hommes savaient qu’ils sont heureux, ils le seraient, mais, tant qu’ils ne le sauront pas, ils seront malheureux. Voilà toute l’idée, il n’y en a pas d’autre ! […] (Les Démons, Deuxième Partie, Chapitre Premier (La Nuit), Livre V.)
Et sans doute le fascinant personnage de Skuratov que tout le monde prend pour un idiot, qui chante et danse tout en racontant sa vie, est-il une illustration de cette conscience du bonheur dans l’impitoyable univers concentrationnaire.
Les références de Castorf sont sans fin: un coffre renferme les cheveux des prisonniers, rappelant peut-être la récupération des cheveux des victimes de l’holocauste nazi, une affiche d’Intourist vante les charmes de l’Union soviétique, nouvelle destination touristique; plus modernes, un cube lumineux rappelle que Pepsi Cola (en caractères cyrilliques ou latins selon la face du cube) fut une des premières marques à être admises en Union soviétique: en juillet 1959 eut lieu à Moscou la première exposition américaine nationale de l’histoire réunissant les deux pays, et lors de l’inauguration, Nixon emmena Krouchtev au pavillon Pepsi et lui fit goûter le breuvage. La photo de Kroutchev buvant du Pepsi fit le tour de la planète. Par la suite, il fallut cependant que les Soviétiques attendent 20 ans avant que l’invasion Pepsi ne commence véritablement en URSS. A la fin de l’opéra, Petrovič Gorjančikov, libéré, se voit remettre à sa sortie de prison un sac Adidas contenant une espèce de survêtement coupe-vent de couleur vert criard, une provocation castorfienne qui signifie peut-être par là que la libération du prisonnier politique le conduit vers une société qui pratique d’autres formes de coercition et qui nous enferme dans le monde tentaculaire de la consommation. Libre certes, mais libre de produire et surtout de consommer. Petrovič Gorjančikov, un des rares personnages altruistes de l’opéra, avait pris la liberté d’instruire le jeune Aljeja à la lecture et à l’écriture, un acte sans doute plus libératoire que le fait de passer un survêtement vert pomme.
A la mise en scène de Castorf, remarquable d’intelligence, convient à mon sens l’adage «Abondance de biens ne nuit pas.» La déferlante d’images ne submerge pas l’opéra mais nous introduit dans un monde du possible, un monde dans lequel chaque spectateur pourra retrouver ses propres repères et poser ses marques. L’explosion d’images correspond bien aussi au modus operandi même du livret et de la musique de Janáček, qui procède a la juxtaposition d’une multitude de récits qui se côtoient sans la plupart du temps jamais se rencontrer et à cette musique qui suit la vie des bagnards comme une suite d’instantanés avec des collages musicaux faits de répétitions parfois obsédantes sans développements, mais où l’on perçoit des modifications au sein même de la répétition. Une musique explosée avec des moments de colère qui alternent avec des moments de désespoir, des épisodes de désir brutal et de sensualité et d’autres qui déversent des fleuves de désespoir ou de mélancolie nostalgique. La couleur rouge domine souvent dans les décors, les costumes et les lumières, par exemple au moment du festin et des pièces comiques, ou plus souvent encore le rouge du sang de la torture ou des coups échangés, qui nous permet de souligner au passage l’excellent travail des maquilleurs. Castorfanime aussi l’horreur du confinement et le besoin d’y échapper par une série d’images surréalistes ou oniriques. Ainsi Aljeja est-il transformé en un oiseau de paradis (fabuleux costume d’Adriana Braga), des prostituées tatouées de la tête aux pieds circulent au moment de la fête et côtoient un pope orthodoxe ou un prêtre orthodoxe, des personnages travestis en squelettes défilent comme dans une fête des morts mexicaine et les prisonniers se travestissent dans des costumes interlopes pour les représentations de théâtre ou d’opéra. La frontière entre le rêve et la réalité est souvent floutée. L’abondance de la mise en scène n’entrave jamais la lisibilté de l’action et du déroulement des scènes; au contraire, elle la soutient et ouvre l’espace de la réception et de la compréhension chez les spectateurs. A chaque instant nos sens sont mis en éveil et la mise en scène s’unit à la musique avec son déroulement parfois joyeux de fanfares ou de xylophones, parfois sinistre quand une cloche sonne le glas ou quand des bruits de chaînes, nouvel instrument, rappellent s’il le fallait les conditions de l’incarcération. La musique, avec son lyrisme énervé, énonce l’action de manière fort lisible.
La chef d’orchestre Simone Young, qui a travaillé au départ de la nouvelle édition scientifique de l’oeuvre, dégage le caractère très sombre de l’oeuvre avec ses variations sur le tragique et le tragico-comique soutenus par une très belle modulation mélodique et effectue un travail remarquable pour mener l’ orchestre sur le chemin de l’excellence dans cette oeuvre parsemée de difficultés.
Le chant dégage plusieurs individualités remarquables: ainsi Bo Skovhus est-il remarquable dans le long monologue de Šiškov, Charles Workman compose un intéressant Skuratov dont on ne saura jamais si la folie est simulée ou réelle, et Peter Rose campe un Gorjančikov qui reste solide et humain au pire de l’adversité. Pourtant, au-delà du talent des uns ou des autres, c’est l’impression d’un travail d’ensemble qui l’emporte sur les performances individuelles, de là l’importance des choeurs, à nouveau magnifiques, dans cette oeuvre qui souligne un destin collectif, celui des prisonniers, et dont la portée philosophique et politique interroge le destin de toute l’humanité.
Luc Roger