Avant que l’opéra ne commence, le conte autrichien du Marié disparu (Der verschundene Hochzeiter) est lu à l’assistance, ce qui est bien nécessaire car sans cette lecture l’opéra ne serait pas compréhensible, d’autant que comme il s’agit d’une création mondiale, il n’existe aucun référent culturel, et le public est composé de voyageurs vers l’inconnu.
Ce conte d’origine autrichienne raconte l’histoire d’un jeune homme de la vallée de Gölsen qui, comme c’était la coutume en ces temps reculés, invite tout le village et toutes les personnes qu’il rencontre à son mariage. Son chemin croise celui d’un étranger qu’il invite bien sûr à son mariage. L’étranger accepte et se présente à la noce. Avant de partir, il invite à son tour le jeune marié à son propre mariage qui par un curieux hasard aura lieu trois jours plus tard. Le marié accepte et se met bientôt en route vers le lieu indiqué par son nouvel ami qui lui a expliqué qu’il aurait à traverser une prairie, puis une lande avant d’arriver à une petite maison. Là il entendra la musique de la noce et il lui suffira de continuer sa route pour arriver à la maison de son hôte.
Il trouve la prairie, une pâture bien grasse sur laquelle paissent bizarrement des vaches très maigres, puis il traverse une lande plutôt aride sur laquelle il voit à son grand étonnement des vaches très grasses. La petite maison l’étonne car en émane un bourdonnement. Intrigué, il ouvre un loquet, et aussitôt des tas d’abeilles s’échappent de la maisonnette. Il en est très ennuyé pensant qu’il a occasionné une perte à son nouvel ami.
L’étranger l’accueille à la noce et l’invite à danser, mais à bien faire attention de s’arrêter de danser dès que la musique s’arrête. Mais pris par le plaisir de la danse, il ne suit pas ce conseil, et son ami doit par deux fois le rappeler à l’ordre. La troisième fois, il obtempère à l’injonction. L’étranger lui dit alors qu’il est temps qu’il se mette en chemin pour rentrer chez lui. Avant de partir, il interroge son hôte sur ce qu’il a vu en chemin et s’excuse de sa curiosité et du dommage occasionné. L’étranger lui explique alors que les abeilles sont des âmes proches du salut et qu’il ce n’est pas grave qu’elles se soient envolées. Les vaches grasses sont elles aussi des âmes proches du salut final, et les vaches maigres des âmes qui devront encore longtemps attendre leur libération. Aussi ne trouvera-t-il plus que des vaches maigres sur son chemin.
Arrivé à son village il y voit des gens qu’il ne connaît pas et sa maison est occupée par des étrangers. Il raconte son histoire et essaye de se faire reconnaître, mais en vain. Enfin quelqu’un dit se souvenir d’une histoire qui remonte à trois cents années de là, l’histoire d’un homme parti à une noce et qui n’est jamais revenu. En entendant cela, le jeune marié tombe en poussière et en cendres.
Trois cents ans se sont donc passés dans ce conte où il est beaucoup question de temps, et de rythme, et c’est ce qui a inspiré Klaus Lang pour la composition de sa musique, art éminemment temporel s’il en est. Le temps («Die Zeit2) fait partie du titre original Der verschundene Hochzeiter. Hochzeit, hohe Zeit, est un temps d’importance de fête, comme le sont les fêtes relieuses les hohe christliche Feste.
La scène de la vieille salle de cinéma bayreuthoise du Reichshof porte un caisson ouvert avec portes latérales et deux fenêtres, une pièce totalement dépouillée. Pas de chanteurs ni d’orchestre sur scène , les musiciens de l’Ensemble Ictus et le superbe Choeur Cantando Admont se sont placés tout autour des spectateurs et sur le balcon arrière du cinéma, constituant comme un cocon sonore qui va bercer l’auditoire pendant les 90 minutes que dure le spectacle, un véritable environnement musical. Pas de chanteurs sur la scène mais deux acteurs danseurs en tous points identiques (ce sont des jumeaux, cela ne s’invente pas, les frères Jirí et Otto Bubeníček. qui vont mimer l’action tout en se mélangeant avec d’extraordinaires hologrammes qui les démultiplient encore. Souvent le corps d’un ou plusieurs hologrammes se confond avec le corps d’un des acteurs au point qu’on ne sait jamais qui est qui et que souvent l’illusion est si parfaite qu’il est difficile de discerner le personnage réel des hologrammes. Les deux frères ont de costumes et des chapeaux à plumes eux aussi identiques, conçus par Pia Janssen, évoquant sans doute le costume de fête des villageois du 17eme siècle autrichien. Un extraordinaire travail de vidéo, créés par Friedrich Zorn, donne l’illusion de la neige qui s’abat à l’intérieur de la pièce sur scène, ou fait défiler les paysages au-delà des deux fenêtres
Le jeune marié et l’étranger sont interprétés par deux chanteurs, la basse Alexander Kiechle et le contre-ténor Terry Wey, qui ne sont jamais présents en scène.
Pendant une heure et demie les spectateurs sont baignés dans une musique à la structure minimaliste, très répétitive, faite d’innombrables percussions la plupart du temps fort douces et coulantes. La musique opère un effet hypnotique avec une ritualisation que l’on retrouve aussi dans les gestes très lents et démultipliés des acteurs sur la scène. Par le truchement de l’hypnose musicale et visuelle le spectateur se trouve comme transporté dans une nacelle flottant sur un fleuve sonore et temporel, comme pris dans les couloirs du temps pour un voyage au cours duquel il ressent les émotions et les mouvements des deux protagonistes, la plupart du temps fort lents, mais aussi avec des déferlements soudains, auxquelles correspondent des défilements très rapides d’images. Un voyage à la fin duquel on se réveille plus détendu, plus souriant, comme apaisé.
Klaus Lang (photo ci-contre, prise lors de sa présentation de l’oeuvre) dirigeait la création de son oeuvre, le concept, la mise en place et la mise en scène sont de Paul Esterhazy.
Luc Roger